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Comment arrêter le progrès ?
Une méthode gratuite à la portée de tous pour bloquer l’innovation.
Première publication : vendredi 20 juin 2008,
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Comment freiner le progrès ? Pour la première fois en France, cet article révèle les secrets connus des seuls hauts dirigeants.
Vous apprendrez dans cet article :
Comment choisir vos conseillers.
Pourquoi commander un rapport.
Pourquoi créer une commission, un GIE ou un GIP.
Comment capter toutes les ressources disponibles.
Pourquoi créer des Etats Généraux ou un "Grenelle".
Comment gagner du temps pendant que votre plan se réalise.|
"Une commission est une réunion de gens importants qui, individuellement, ne peuvent rien faire, mais ensemble, peuvent décider que rien ne pourra être fait"
Fred Allen
Boris Vian
Stopper le progrès est un métier, ne vous y risquez pas sans aide.
Vous êtes un dirigeant et vous craignez le progrès ? Vous avez raison. Le progrès est un danger permanent pour les élites. Il peut menacer votre position en mettant en lumière votre ignorance, vos mauvais choix ou des concurrents dangereux qui pourraient briguer votre poste. Figer l’innovation est donc vital pour vous, mais comment faire ?
Certains prétendent que l’on n’arrête pas le progrès. N’écoutez pas ces billevesées. Il suffit comme toujours de conjuguer travail et méthode.
Voici un tutoriel gratuit à l’usage des administrations, des gouvernements et des directions générales.
Cette méthode a fait ses preuves, elle permet de bloquer durablement tout progrès dans un domaine précis. Son seul défaut est qu’elle ne fonctionne que dans un domaine délimité et nécessite d’être répétée pour figer globalement un pays.
Nous appellerons "domaine" l’environnement dans lequel nous allons bloquer tout progrès significatif.
Vous devrez suivre scrupuleusement toutes les étapes pour assurer toutes les chances de réussite à votre entreprise, prenez garde à n’en négliger aucune.
Les conseillers
Entourez-vous de conseillers diplômés des meilleurs écoles ou universités, voire de prix Nobel, mais n’ayant pas d’expérience précise dans le domaine à bloquer. Ce point est très important : on a vu des domaines progresser bêtement parce qu’un conseiller était un expert du domaine. Utilisez si nécessaire un détective ou un service de renseignement pour déjouer cet écueil : il ne suffit pas que vos conseillers n’aient jamais eu d’activité professionnelle dans le domaine à bloquer : leur conjoint ou un ami proche pourraient avoir une expérience qui vous influencerait indirectement.
Si l’on vous reproche ces choix, il vous sera facile de vous justifier en expliquant que vous voulez éviter tout corporatisme et que vos conseillers doivent être indépendants du domaine. Il n’est en revanche pas gênant que ces conseillers soit actifs dans un domaine proche et en concurrence avec celui que vous souhaitez bloquer. Bien au contraire, ce conflit d’intérêt constituera un frein puissant au progrès et il ne choquera personne (nous sommes en France).
le rapport
Commandez d’emblée un rapport à un groupe quelconque et faites en assurer la coordination par une personnalité connue, ou à défaut un groupe d’énarques.
Cette commande peut vous paraître contre-productive, mais vous verrez qu’elle sera très utile. Par ailleurs, elle participe si nécessaire à la dissimulation de vos intentions.
Médiatisez fortement cette commande. En communiquant sur ce rapport avant même sa rédaction, vous allez obtenir un effet de sidération de votre domaine : personne ne voudra investir un euro ni accorder la moindre subvention avant d’en connaître les conclusions. Toutes les initiatives (publiques ou privées) seront bloquées sans que vous n’ayez rien d’autre à faire, y compris celle qui était déjà bien avancées.
La commande de rapport médiatisée est une stratégie de blocage très performante, mais son effet est malheureusement limité dans le temps : même si vous ne le rendez pas public, il y a toujours des fuites et vous ne pouvez obtenir qu’un blocage limité à un an, deux au grand maximum. Cela vous laisse néanmoins le temps de préparer les autres étapes de votre plan.
Autre inconvénient, c’est une méthode un peu obsolète : trop souvent utilisée, elle conduit certains acteurs expérimentés du domaine à échapper à l’effet de sidération et à poursuivre en secret leur projet avec leurs propres capitaux.
Le GIE (ou le GIP, ou la commission, ou l’agence, ou l’ASIP)
Si votre projet comporte des aspects industriels ou commerciaux, le Groupement d’Intérêt Economique est l’outil le plus adapté pour la deuxième étape. La création d’un GIP est également possible dans certains cas. Vous profiterez du délai apporté par le rapport pour le constituer. Pour les domaines moins importants, la création d’une commission peut suffire, mais elle est beaucoup moins efficace.
Il est important que son fonctionnement soit le plus opaque possible afin de brouiller les pistes et d’empêcher toute activité prévisionnelle par les acteurs du domaine. Constituez-le de personnalités disparates. Les meilleurs choix sont constitués par des hommes ayant déjà échoué dans leur précédente gestion de projet, c’est une sécurité supplémentaire.
Constituez-vous un vivier de personnes ayant ce profil, car il est important de désorganiser régulièrement votre GIE (ou GIP) en changeant sa direction : après un certain temps, même les plus médiocres finissent par tirer les leçons de leurs erreurs et cette acquisition d’expérience pourrait devenir gênante.
Evitez les femmes. Les femmes sont pragmatiques et pensent avant tout à faire leur travail et à atteindre leurs objectifs, alors que les hommes pensent surtout à leur carrière et à préserver leur pouvoir, ce qui est parfait pour vous.
Le directeur de votre GIE devra être capable de tout oser. Il lui faudra notamment pouvoir affirmer des énormités devant les médias sans laisser vibrer un cil. Faites-lui passer des tests spécifiques si nécessaire. Heureusement, ce type de talent est assez répandu chez les dirigeants.
Si vous avez bien choisi les membres de votre GIE, les luttes de pouvoir et les tensions internes assureront un blocage durable de son fonctionnement. Et n’oubliez pas que vous avez le joker du changement de direction si nécessaire.
Les ressources
Prélevez dès que possible toutes les ressources publiques et associatives disponibles pour les attribuer au GIE. Soyez vigilant et ne laisser rien échapper, vous n’imaginez pas ce qu’un acteur privé ou associatif mal maîtrisé peut réaliser avec trois sous. Par sécurité, prélevez également une part significative des budgets gravitant autour de votre domaine : le progrès peut venir de là où on ne l’attend pas !
Outre le tarissement des financements et donc le blocage financier de toute action innovante dans le domaine, cet effet "trou noir" du GIE sur l’argent public possède deux effets latéraux très précieux :
Il crédibilise le GIE ou GIP, qui sont identifiés immédiatement comme les maîtres d’ouvrage incontournables du domaine. Cela accrédite l’idée que rien ne se fera sans eux. Et donc rien ne se fera.
Il attire de nombreux groupes privés qui vont intriguer pour se partager ce gâteau. Le lobbying intensif qui va en résulter va encore ralentir tout progrès dans le domaine à bloquer. De plus, si le budget est suffisamment important, ce sont uniquement des grands groupes industriels qui seront conviés à la table des appels d’offre ; or ces groupes sont heureusement incapables de toute innovation car ils appliquent en interne la méthode que vous êtes en train d’apprendre, un peu transposée, mais finalement très proche :
Dilbert par Scott Adams - "Dis-le avec ton corps". Dargaud Editeur
L’attribution d’un tel budget à votre GIE pourrait vous inquiéter : Et s’ils arrivaient à en faire quelque chose ? Rassurez-vous, cela n’arrive jamais car la loi de Parkinson et ses variantes garantit une consommation totale des ressources, parfaitement décorrélées des résultats. D’ailleurs, ces ressources abondantes facilitent la désorganisation du GIE en augmentant sa taille.
Un petit truc pour gagner du temps : encouragez votre GIE à commettre des erreurs dans ses procédures d’appels d’offre pour les expérimentations. Cela permettra d’interminables procédures juridiques entre groupes concurrents et vous permettra de gagner quelques mois ou années. Souvent, ces encouragements ne sont pas nécessaires, un GIE bien constitué générant lui même de nombreux vices de forme.
Lancez des Etats Généraux ou un Grenelle, des Assises ou un autre "machin"
Votre rapport n’a pu être retardé plus d’un an ? La presse en a parlé ?
Vous pourriez vous croire en difficulté car celui-ci préconise notamment de libérer l’initiative, c’est à dire votre principal ennemi.
Il n’en est rien, voici la parade.
Déclarez que ce rapport a fortement stimulé votre réflexion, que le sujet paraît capital, et que vous aller "associer tous les acteurs du domaine" à une grande consultation publique. Vous pourrez l’appeler "Grenelle", "Etats Généraux", "Plan", "Objectif National". N’hésitez pas à créer un site internet pour recueillir l’opinion du public.
Invitez tout ce que vous trouvez, même n’ayant qu’un lointain rapport avec le domaine. Veillez en revanche à "oublier" quelques acteurs importants qui se chargeront de saboter le résultat de votre consultation au cas improbable où il en sortirait quelque chose de concret.
Entre l’annonce, la préparation, les auditions et la synthèse, vous pouvez gagner encore un an. Il sera alors facile de faire oublier le rapport dont plus personne ne se souviendra. Déclarez ensuite que le GIE ou le GIP vont tenir compte du résultat de ces consultations. Veillez à ce qu’il n’en soit rien.
Lorsque quelques experts du domaine se permettront de mettre en doute la réussite de votre action, promettez un succès à court terme, à échéance de deux ans par exemple. Renouvelez cette promesse tous les ans, en décalant la date. Présentez à chaque fois cette date butoir comme certaine, soyez convaincant comme vous l’êtes d’habitude avec vos promesses.
Recueillez le fruit de vos efforts
Deux à trois ans ont passé. Le GIE et ses partenaires industriels, après avoir englouti la quasi totalité du budget en études, vont entreprendre des expérimentations pour valider leurs choix, qui seront bien sûr les vôtres.
Ces expérimentations, éparpillées car il faudra répartir le budget entre les acteurs sélectionnés par le GIE, vont vous faire gagner encore deux à trois ans. Pendant ce temps, l’initiative, privée ou non, sera toujours parfaitement figée (outre le prélèvement des budgets, pensez à n’accorder aucune autorisation d’expérimentation hors du GIE ou du GIP). Invoquez la sécurité des données ou saisissez la CNIL qui peut constituer une précieuse alliée.
N’oubliez pas qu’il y aura aussi de précieux obstacles juridiques du fait des vices de procédure d’appels d’offres. Veillez à organiser des fuites sur ces vices de forme si les industriels ne les découvrent pas seuls.
C’est fini, vous avez gagné
Vous pouvez savourer votre victoire : En effet, 5 ans après votre mainmise sur le domaine, rien n’a changé. Enfin si : une légère dérive spontanée a fait évoluer son état initial, tandis que son environnement a subi d’autres influences. Quand bien même les expérimentations menées par le GIE arriveraient à leur terme, les solutions proposées seraient désormais obsolètes et inapplicables.
Vous avez réussi à empêcher toute initiative individuelle, à prélever et à consommer tous les crédits. Tout le monde est d’accord pour dire que le résultat des expérimentations ne marche pas, ou est inapplicable. Pendant ce temps, toutes les autres idées ou entreprises tentant de faire progresser le domaine ont été parfaitement figées. Leurs auteurs sont découragés ou ruinés. Ils ne s’en remettront pas et la relève sera longue à venir.
Vous avez parfaitement et durablement paralysé le progrès, votre succès est total.
Il va falloir désormais trouver les coupables que réclame un public agacé. Après avoir une dernière fois changé le dirigeant de votre GIE, n’hésitez pas à vous décharger sur les acteurs du domaine : Accusez-les d’avoir fait volontairement capoter votre grande oeuvre, d’avoir été un frein permanent à l’innovation, de n’en avoir pas compris les enjeux.
Dites que face à un comportement aussi négatif, il va falloir prendre des mesures drastiques d’économie et d’encadrement.
Entre-temps, la Cour des Comptes ou l’IGAS auront livré un rapport accablant sur le projet, sa gestion par le GIE, son budget pharaonique, son impact dramatique sur le domaine. Vous aurez fait supprimer, dans la version définitive livrée au public, tout ce qui vous mettait en cause personnellement. |
La tête haute, quittez votre poste avec la satisfaction du devoir accompli. Votre propre hiérarchie, impressionnée par votre succès, vous confiera bientôt de nouvelles responsabilités. L’avenir vous appartient.
Vous souhaitez réagir ? C’est ici
Post Scriptum Toute ressemblance avec des situations réelles est fortuite. J’aurai l’occasion bientôt de vous proposer, également pour la première fois en France, un autre tutoriel totalement iconoclaste : "Comment faire avancer le progrès". Et en guise de conclusion : "The best thing that governments can do to encourage innovation is get out of the way." R.E. Anderson |
Crédits illustration : Dilbert par Scott Adams Dis-le avec ton corps
J’ai ajouté le 1er avril 2011 les mots "Agence et Assises" qui manquaient dans la liste des outils.