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Paiement à la performance des médecins : en route vers le chaos

Première publication : vendredi 22 juillet 2011,
par Dominique Dupagne - Visites : 22279

Les syndicats médicaux sont sur le point de signer une convention avec l’assurance maladie qui prévoit une rémunération "à la performance". Au delà de la contestable traduction littérale du concept anglais, c’est un dernier pas kafkaïen vers le désastre sanitaire final. Pour mieux comprendre pourquoi, tentons de l’appliquer aux cuisiniers.

Les dirigeants de l’assurance maladie l’ont annoncé fièrement : la rémunération à la performance des médecins va se généraliser. Les syndicats médicaux, presque tous unis pour une fois, acquiescent dans la douleur, voire applaudissent [1].

Pour vous faire toucher du doigt l’absurdité et la dangerosité de cette mesure, je vous propose d’étudier ses conséquences si elle était appliquée à l’art culinaire plutôt qu’à l’art médical.

Mais avant de voir ce que donnerait une rémunération à la performance des cuisiniers, rappelons brièvement de quoi il s’agit.

La rémunération à la performance est la traduction littérale et donc approximative de l’anglais pay for performance qui signifie plutôt "paiement à l’efficience". Il s’agit d’être payé en fonction de l’atteinte de certains objectifs prédéfinis.

C’est l’aboutissement final de la Démarche Qualité : les gestionnaires, après avoir déterminé ce qui est une bonne et une mauvaise prestation de service, prennent définitivement les rênes en imposant leurs procédures par le biais de la rémunération.

Mais je ne vais pas vous parler du paiement à la performance appliqué à la santé. Pour deux raisons.

Tout d’abord, vous ne m’écouteriez pas, persuadé que j’essaie de défendre maladroitement les "privilèges" de ma profession.

Ensuite, parce que ce concept a été parfaitement étudié et disséqué dans un rapport de l’IGAS de 2008. La synthèse est prudente est claire (page 4) : personne ne peut affirmer à partir des expériences étrangères que ce mode de rémunération améliore la qualité des soins ou diminue les coûts de la santé. Généralement, le système est mis en place de manière volontariste et l’évaluation est bâclée ou approximative avant une généralisation qui n’est donc pas solidement validée. On retrouve le syndrome "Sophia", programme de l’assurance maladie orienté vers la prise en charge du diabète, qui est généralisé avant d’avoir prouvé son efficience [2].

Plus récemment, une publication a montré que la rémunération à la performance conduit les médecins à se concentrer sur les objectifs qui servent à mesurer leur "performance" et à délaisser les autres, non rémunérateurs. Comment s’en étonner ?

Mais venons-en à l’objet de cet article : la cuisine.

Le boeuf bourguignon, les cuisiniers et la rémunération à la performance

Pour vous convaincre de l’absurdité et du danger du paiement à la performance, je vais transposer ce système dans le monde de la cuisine, et plus précisément autour du boeuf bourguignon. Ce célèbre ragoût de boeuf mariné au vin rouge fait partie de notre patrimoine national. Sur cette base, la recette comporte de nombreuses variantes, traduisant la richesse et la diversité de la gastronomie française.

La qualité de la médecine française se traduit aussi par la richesse et la diversité des approches d’une maladie, traduisant la variété des individus, des formes d’une même affection, de l’environnement du malade, de ses aspirations profondes, des ses valeurs, de sa capacité à suivre un traitement. Bref, de tout ce qui touche à l’Humain.

Mais revenons à notre bourguignon.

Si nous appliquions le paiement à la performance au boeuf bourguignon, cela donnerait ceci :

De l’indicateur à l’obligateur

Pour commencer, il nous faut définir des indicateurs de qualités. Pour les gestionnaires, il ne peut y avoir de mesure de performance sans indicateurs mesurables [3].

Par chance, en matière de cuisine, la mesure du résultat paraît facile et immédiate : il suffit de faire goûter le plat et de demander l’avis des testeurs.

Aïe, première difficulté, les testeurs ne sont pas tous d’accords. Certains préfèrent les bourguignons gras et lourds, d’autres des recettes dégraissées. Pour les uns, les lardons sont incontournables, pour d’autres, la présence de porc est superflue (ou interdite par leur religion). Les femmes aiment plutôt les légumes justes cuits dans un jus léger, les hommes les sauces bien liées. Certains n’aiment pas l’ail. L’ajout ou non de concentré de tomate fait l’objet de vifs débats.

Qu’à cela ne tienne, réduisons nos bourguignons à trois variantes et sélectionnons celui qui a globalement le plus de succès. Ce sera notre boeuf bourguignon idéal.

Analysons maintenant la composition de ce bourguignon qui plaît au plus grand nombre afin d’identifier des indicateurs de qualité.


- Il contient de la viande de boeuf marinée entre 6 et 24 heures dans du vin rouge, des oignons, du poivre du persil et des carottes.

- Cette viande est saupoudrée de farine, saisie à l’huile végétale, puis mise à cuire avec sa marinade au moins 4 heures avec persil, laurier, thym, sel et un cube de bouillon de boeuf.

- Il peut contenir éventuellement un cuillère à soupe de concentré de tomate, un peu de romarin, des clous de girofles ou de la muscade.

Nos indicateurs de qualités sont constitués par les composants énumérés, (dont une liste limitée de composants optionnels) et par un mode opératoire.

La première difficulté que nous allons rencontrer va être de convaincre les cuisiniers qu’un boeuf bourguignon remplissant ces critères constitue un bon objectif de qualité pour évaluer leur travail.

Heureusement, comme l’a démontré La Boétie, la servitude volontaire est le propre de l’Homme. Parmi les cuisiniers, et même parmi les grands chefs, il s’en trouvera pour s’intéresser à cette approche, voire pour la soutenir au nom de l’éducation des plus médiocres. Après tout, ces composants entrent dans la recette de leur propre boeuf bourguignon. Ils ressentent une fierté certaine à voir apposer le mot "Qualité" sur leur pratique.

La deuxième difficulté va être de faire croire que le non respect des indicateurs qualité aboutit obligatoirement à un mauvais boeuf bourguignon. Le glissement est subtil : l’indicateur devient un "obligateur". Les représentants de la profession vont alors s’offusquer de l’usage des indicateurs qu’ils ont contribué à créer. Mais il est trop tard.

Ce qui est particulièrement vicieux, c’est qu’il est impossible d’être contre la Qualité. Cette ruse sémantique est une arme redoutable (de même que l’on peut s’opposer au capitalisme, mais pas au développement, comme l’a montré Franck Lepage). Voici nos grands chefs piégés par les indicateurs qu’ils ont contribué à valider.

Pour mater les récalcitrants, mettons en place une habile campagne de communication
- Tout d’abord, communiquons dans les médias sur les accidents constatés après ingestion de mauvais boeuf bourguignon. Stigmatisons les cuisiniers médiocres et fautifs qui ne suivent pas les indicateurs de qualité de la recette et qui sont donc responsables de ces accidents.

Faisons nôtre la devise de Churchill "Je ne crois qu’aux statistiques que j’ai falsifiées moi-même" (Cfs le programme Sophia, op cit).

- Il nous faut ensuite convaincre les gastronomes que l’augmentation des prix dans les restaurants est liée à des recettes non conformes aux procédures et à l’usage d’ingrédients non recommandés donc sans intérêt. Utilisons la même méthode churchillienne éprouvée.

- Enfin, proposons aux cuisiniers une prime importante s’ils suivent les recettes recommandées plutôt que de se livrer à de dangereuses fantaisies culinaires. Suivant l’adage "Take the money and run", nous aurons de nombreux professionnels enchantés par cette mesure.

Nous avons alors quasiment atteint notre objectif : une grande partie de la France mange du bourguignon de cantine en accord avec la définition de Flaubert "La médiocrité chérit la règle".

Il suffit ensuite de bloquer les prix dans les restaurants, ce qui satisfait le public, et de compenser progressivement le manque à gagner par une augmentation de la prime aux cuisiniers. Cette part de leur rémunération devient bientôt si importante qu’ils prennent de gros risques financiers à s’écarter des recettes imposées.

Mais petit à petit, les cuisiniers se rendent compte que la satisfaction de leurs clients n’a plus beaucoup d’importance car leur rémunération est devenue majoritairement liée au respect des IQCu (Indicateurs Qualité Culinaires.

Certains comprennent vite qu’il suffit de respecter les indicateurs pour obtenir une rémunération significative. Les procédures ne sont pas très détaillées et ne précisent pas qu’il faut éplucher les oignons, ni la découpe des morceaux de boeuf. Ils versent en vrac les ingrédients dans une marmite et se lancent dans une production massive qui demande peu de travail. Parmi les cuisiniers qui gagnent le plus d’argent se trouvent paradoxalement ceux qui produisent un bourguignon immangeable. Quelques consommateurs s’en émeuvent, mais ils sont vite rembarrés : "Depuis quand un bon bourguignon est-il censé être bon à manger ?" Cette appréciation subjective d’un autre âge ne tient pas devant l’objectivité d’un respect strict des IQCu...

Par prudence, nous allons quand même modifier la recette Qualité à l’aide d’experts pour lutter contre ces déviances. Nous aurons quelques soucis avec ceux qui travaillent aussi pour l’industrie agro-alimentaire et qui tenteront de faire ajouter du lait dans la recette pour fortifier les os des consommateurs...

Mais il faudra de nombreuses versions pour contrer toutes les ruses des cuisiniers cyniques ou paresseux, à supposer que nous y parvenions.

Mais là n’est pas le problème : Il sera temps de passer à la normalisation de la blanquette de veau...

Quoi qu’il en soit, le talent et l’expérience des cuisiniers auront été définitivement niés. Ils seront confinés au rôle d’exécutant de recettes figées, interdits d’innovation ou d’adaptation à leur clientèle. Petit-à-petit, ils fermeront leurs restaurants. Ils trouveront un poste de cuisinier salarié dans une cantine ou un restaurant d’entreprise. Ils confieront à leurs proches : "Tant qu’à faire de la merde, je préfère un salaire qui tombe tous les mois et les 35 heures".

Les touristes commenceront à déserter la France. Une vaste enquête montrera que cette désaffection est liée à la baisse de la qualité de la gastronomie française. Elle confirmera aussi que certains cuisiniers rebelles continuent à mettre des lardons, de l’ail, voire du genièvre ou du gingembre dans leur boeuf bourguignon !

Lors de la présentation de cette enquête, nous ferons supprimer les diapositives qui montrent que, paradoxalement, ce sont les restaurants des cuisiniers rebelles que les touristes préfèrent.

Nous accuserons le respect insuffisant des recettes recommandées et des procédures, imposerons une Démarche Qualité renforcée dans les restaurants, reproduisant l’éternelle fable des rameurs. Le prix du repas additionné de la prime et des frais lié à la Qualité sera triplé par rapport à la situation initiale, mais nous nierons toute responsabilité dans cette flambée des coûts, continuant à accuser les cuisiniers qui ne respectent pas assez les IQCu.

Grisés par notre succès, nous pourrons alors passer à notre mission suivante : le paiement à la performance des réalisateurs de cinéma, le public se plaignant du prix des places et des DVD.

PS : Pour mieux comprendre ce qui est en train de se passer, lisez le bref mais indispensable opuscule de Christophe Dejours : "L’évaluation du travail à l’épreuve du réel".

PS2 : Mon ami Xavier Tarpin définit les négociations conventionnelles par une parabole culinaire sous forme de dialogue :
- Sécu : À quelle sauce voulez-vous être mangé ?
- Soignant : Je ne veux pas être mangé !
- Sécu : Ce n’est pas le sujet.

PS 3 : Pour ceux qui n’auraient pas compris, le drame fondamental est la négation de la compétence remplacée par une norme de production. Pour faire du bon travail, c’est la compétence qu’il faut évaluer. Et pour évaluer la compétence, il faut des critères subjectifs, car l’Homme n’est pas une machine. Tant que l’on restera accroché à Descartes et la pseudo-objectivité, le chaos progressera.

PS 4 : J’ai pas mal remanié l’article le 24 juillet suite à l’avis de relecteurs. J’ajoute un bonus sous forme d’une histoire drôle qui me paraît parfaite dans le contexte.


[1La signature de la convention qui régit les rapports entre l’assurance maladie et les médecins est une farce à la française. Les syndicats de salariés n’ont pas les moyens de fonctionner avec les seules cotisations de leurs adhérents. On leur a donc offert la gestion de la sécurité sociale qui salarie et fait vivre leurs permanents. Ces syndicats font même semblant de prendre des décisions au nom des salariés qu’ils représentent, alors que c’est le ministre qui décide de tout. Ils se taisent car ils ne peuvent se permettre de perdre cette vache à lait. Les élections à la sécurité sociale ont été habilement supprimées pour éviter l’apparition de nouveaux syndicats concurrents et mieux les tenir en laisse.

Les médecins sont muselés de la même manière : leurs syndicats n’ont pas un sou, mais sont subventionnés en tant que "partenaires conventionnels" s’ils signent la convention. Le jeu pour eux est de faire semblant de défendre leurs adhérents, tout en sachant qu’ils n’ont pas les moyens de ne pas signer.

[2Pour appréhendez les raisons l’échec de la Démarche Qualité, je vous suggère de lire la "Pierre de Rosette" de la désorganisation, ou comment multiplier le coût d’une vaccination par 20 en croyant l’améliorer

[3Cette obsessions pour des indicateurs objectifs est la raison principale du désastre engendré par la Démarche Qualité, mais c’est un autre débat. Voir la série d’article sur la qualité.

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