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Santé 2.0, perspectives
Première publication : dimanche 21 mars 2010,
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Si vous faites partie de ceux que le terme 2.0 horripile, n’ayez pas d’inquiétude, il sera mis à nu, disséqué, analysé et nous verrons alors ensemble si, et pourquoi, il mérite sa place derrière le mot « Santé ».
Il est vrai que « 2.0 » est un de ces termes irritants à force de généralisation abusive. Initié sur Internet, avec le terme Web 2.0 (déjà particulièrement flou), il s’étend progressivement à tous les domaines et, si on parle déjà de politique 2.0, de presse 2.0, etc, nul doute qu’arriveront bientôt barre chocolatée 2.0 et pâte à tartiner 2.0. Être 2.0 serait l’étendard de la modernité radicale des gagnants ; ne pas endosser le vocable reviendrait au contraire à donner une image dépassée, ringarde, archaïque.
En 2010 le 2.0 a une actualité particulièrement riche dans le domaine qui nous intéresse. Denise Silber a réussi de haute lutte à organiser en France la première session de la conférence Health 2.0 qui se déroulera hors des États-Unis et c’est avec une conférence intitulée « Médecine 2.0 » que Dominique Dupagne a ouvert, à l’école des Hautes études en Sciences Sociales (EHESS), le cycle « Transdisciplinarité et numérique ».
Lors de sa présentation (accessible sur Internet) Dominique Dupagne, qui est médecin généraliste en exercice, a suivi le parti-pris délibéré de traiter le sujet de la Médecine 2.0 par le biais de son propre cheminement, de ses découvertes et explorations successives, de ses rencontres avec des phrases superbes qui illuminent soudain des territoires restés du domaine de l’intuition.
Il est particulièrement précieux de voyager par les yeux d’un éclaireur, surtout quand on a soi même partagé certaines explorations et arpenté des territoires complémentaires. Le temps est peut-être venu d’une ambition plus grande : prendre du recul et esquisser une cartographie de ce nouveau domaine afin d’en préparer la conquête. Mettre en perspective géographique pour étayer les perspectives de développement.
Fernand Braudel a magistralement montré comment la géographie impacte et guide l’histoire humaine, de quelle façon sur ses massifs, ses plaines et ses rivages se projettent tout naturellement des films aux scénarios forts différents. La Santé 2.0 ne peut naître que de la confluence de trois paysages : humaniste, médical et informatique. Notre plan de route est simple : visite de chaque territoire et de leurs zones de convergence, puis jeux de projecteurs pour deviner quel type d’aventure pourrait bien s’y projeter. Ouvrez grand les yeux, vous êtes sur le siège du navigateur.
Perspectives humanistes
J’ai un corps bien à moi, semble-t-il, et c’est ce qui fait que je suis moi. Je le compte parmi mes propriétés et prétends exercer sur lui ma pleine souveraineté. Je me crois donc unique et indépendant. Mais c’est une illusion, car il n’est pas de société humaine où l’on pense que le corps vaille par lui-même. Tout corps est engendré, et pas seulement par ses père et mère. Il n’est pas fabriqué par celui qui l’habite, mais par d’autres. Pas plus en Nouvelle-Guinée, en Amazonie ou en Afrique de l’Ouest qu’en Europe Occidentale, il n’est pensé comme une chose. Il est au contraire la forme particulière de la relation avec cette altérité qui constitue la personne.
Selon le point de vue de l’anthropologie comparative adopté ici, cet autre est, respectivement, l’autre sexe, les espèces animales, les morts ou le divin (sécularisé, à l’âge moderne, dans la téléologie du vivant). Oui, mon corps est ce qui me rappelle que je me trouve dans un monde peuplé d’ancêtres, de divinités, d’ennemis ou d’êtres du sexe opposé. Mon corps bien à moi ? C’est lui qui fait que je ne m’appartiens pas, que je n’existe pas seul et que mon destin est de vivre en société.
La première grande exposition en anthropologie du musée des arts premiers au quai Branly était consacrée à la question « Qu’est-ce qu’un corps ? ». Ce beau texte, qui couvre la quatrième de couverture du catalogue, résume parfaitement le cheminement organisé par l’équipe d’anthropologues dirigée par Stéphane Breton.
Que notre corps doive être vécu non comme chose mais comme relation est à la fois particulièrement déroutant dans la vision occidentale et d’une totale évidence pour qui s’est un jour intéressé aux composantes sociales de la santé, j’y reviendrai.
Individuation et individualisation
Le missionnaire pensait apporter à un indigène primitif, qui ne se concevait que comme relation au groupe, la conscience de son corps propre, isolé du monde et isolant l’individu. En réalité, en confondant l’individuation et l’individualisation, c’est à dire l’individu naturel « qui marche et qui dort » avec l’individu au sens sociologique (celui qui, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, trouve l’expression de son inaliénable dignité), il ne faisait que substituer à une entité duale, car complétée de sa relation aux autre, un corps fermé appartenant à son propriétaire, réceptacle d’une intériorité, doué d’une téléologie propre et dont la capacité d’agir est circonscrite par ses limites physiques.
La relation à l’autre en est particulièrement chamboulée, perdant la notion de parité qui matérialisait la relation interne entre deux pôles réciproques en la substituant par l’addition de deux singularités autonomes. Ce n’est plus un lien mais une somme, on est passé de la logique du tout à celle de l’ensemble. La personne a cessé d’être relationnelle, elle s’est désagrégée en individus.
S’il existe de nombreuses sociétés primitives dans lesquelles aucun mot n’existe pour la totalité du corps, mais seulement pour ses parties, notre société d’êtres fortement individualisés a, par contre, oublié la notion de collectivité grammaticale qu’on appelle le duel, une catégorie de nombre, comme le singulier et le pluriel, qui matérialise la superposition de personnes liées par une relation sociale.
Si, comme le suggère l’exposition du quai Branly, les racines du duel se rencontrent aussi bien en Nouvelle-Guinée, en Amazonie ou en Afrique de l’Ouest qu’en Europe Occidentale, il est légitime de supposer qu’elles sont constitutives de l’humanité et que l’homme moderne s’est amputé de la capacité à exprimer, donc probablement à penser intimement, la notion de personne corporative faite de la relation de deux individus naturels et constituant une entité sociale complète.
Corps et santé
Collaborant depuis plusieurs années avec des médecins et des chercheurs brésiliens, pays où le concept pivot de prise en charge est la médecine de famille et de communauté, je dois avouer qu’il m’a fallu un certain temps pour comprendre que leur vision de la médecine communautaire n’est pas limitée à la simple prestation de soins à chacun des individus de la communauté. Ils ont une implication déjà ancienne dans la recherche des indicateurs de risque sociaux et des déterminants sociaux des risques de maladies.
On peut raisonnablement supposer que l’amputation conceptuelle que nous avons détaillée ci-dessus n’est pas neutre pour la santé, avec un mécanisme bien illustré par cette tirade imaginaire du primitif converti au missionnaire « Vous nous avez donné le corps, donc vous nous avez apporté la négation, la faute, le ressentiment, vous nous avez enseigné un monde et une existence irréconciliés. Ce que vous pensiez nous avoir donné nous l’avions déjà et vous l’avez détruit. Par contre, ce que vous croyiez connaître – l’unité de l’esprit -, vous l’ignoriez puisque vous êtes empêtrés dans un corps mutilé. »
Amputé, mutilé... il y aurait de quoi rendre dépressif le plus optimiste des individus modernes. C’est peut-être la cause profonde de l’essor considérable des réseaux sociaux sur Internet et on pourrait, à la lumière de l’analyse ethnographique, justifier le succès majeur d’outils superficiels comme Facebook par une forme de « prurit de membre fantôme ». Il serait passionnant de recréer une forme moderne de la « grammaire du duel » et je gage que ce serait l’un des axes essentiels de la Santé 2.0.
Réseaux sociaux, virtualisation et incarnation
L’intérêt pour les liens sociaux est déjà de l’histoire ancienne. Dominique Dupagne a rappelé, lors de sa conférence à l’EHESS, que Moreno a beaucoup travaillé sur les relations au sein de diverses communautés et a inventé le concept de sociogramme. Le sociogramme ci-dessous, qu’il avait pris pour exemple, représente les relations entre des élèves d’une classe à qui on a demandé « auprès de quel camarade il accepterait de s’assoir ».
Ce sociogramme matérialise le tissus relationnel au sein de cette communauté scolaire et la séparation franche, à cette période de la vie, des filles et des garçons en deux groupes peu inter-connectés. Il est typique du mécanisme de virtualisation où la complexité spécifique de chaque élément est gommé au profit d’un traitement général. Les élèves sont réduits à deux propriétés : appartenir à la même classe et être de sexe masculin ou féminin. Si le même graphe, au lieu de ne comporter que des ronds et des triangles, était composé de symboles complexes matérialisant de multiples propriétés, il ne serait plus lisible.
Un graphe de ce type n’a donc pas pour but de représenter la personnalité d’un individu sous la forme de ses connexions aux autres. Pour réaliser une telle incarnation, il faudrait fusionner les multiples graphes matérialisant les questions pertinentes posées aux différents groupes sociaux auxquels cette personne appartient.
Le Web 2.0 est caractérisé par des outils de mise en avant du Moi (mon site, mon blog, ma tribu...), ce que Joël de Rosnay a baptisé (avec un brin de dérision) du terme d’Egologie. Assez curieusement, la grande majorité des outils étiquetés Santé 2.0 sont au contraire des outils de virtualisation (comme des forums ou des listes de diffusion, où les individus ne sont qualifiés que par un pseudo). La force de l’écrit fait que des individus quasi-anonymes peuvent bénéficier de riches échanges humains au sein des meilleurs d’entre ces sites, il faut pourtant être conscient qu’au-delà (et en prolongement) de ces relations épistolaires les fonctions élaborées nécessitent une connaissance fine de l’individu.
En réalité, la génération actuelle se contente presque exclusivement de mettre en réseau et de permettre l’échange de conseils. Issue du concept de « sagesse des foules », elle est basée sur le credo que le conseil d’un expert est généralement moins pertinent qu’une forme de moyenne pondérée des opinions du réseau. Tout à fait naturellement, le réseau doit alors rester un réseau de pairs, d’égaux, donc virtualisé.
L’émergence d’outils d’incarnation constituera à coup sûr un tournant de la Santé 2.0. Ils ajouteront une nouvelle dimension aux réseaux sociaux, une forme de profondeur, et mettront en œuvre des fonctions personnalisées réellement opérationnelles, par exemple centrées sur la conduite à tenir quotidienne ou le choix judicieux de ses prestataires.
Perspectives médicales
Au sein du vaste territoire de la santé, il est parfois subtil de définir le domaine de la médecine. J’utiliserai dans la suite un critère simple, centré sur l’individu : il s’agit de médecine lorsqu’on ne parle plus d’une personne mais d’un patient.
Pour la médecine, comme pour l’humanisme, il est particulièrement édifiant de partir d’une perspective historique. En décembre 2004, le Docteur Roger Dachez, qui venait de publier « Histoire de la médecine de l’Antiquité au XXe siècle » (éditions Tallandier) répondait à un journaliste du Figaro Magazine qui lui demandait au sujet de son livre : « Réflexion éthique, méthodologique, sociologique, mais aussi multiples anecdotes, on passe de siècle en siècle. Pourquoi vous être arrêté au début du XXe ? » :
« Parce que entre 1930 et 1950, la nature même de la médecine s’est métamorphosée. Hormis l’anatomie, certaines connaissances physiologiques ainsi que des gestes cliniques élémentaires, tout le reste – c’est à dire la vision que l’on a de la maladie, de ses causes, de son interprétation et de son traitement – a été bouleversé. La médecine d’aujourd’hui est toujours une discipline fascinante, mais elle est éblouissante au point d’aveugler ceux qui la pratiquent. Les jeunes diplômés en viennent désormais à regretter de ne plus voir leurs patients qu’au travers de l’imagerie et des constantes biologiques que l’on extrait d’eux. Or ce qui somatise vient parfois du plus profond de l’être – qui n’est pas seulement organique – et n’apparaît pas dans l’imagerie ni dans les examens. Où va la médecine ?
En explorant le génome, elle est en passe d’acquérir le pouvoir d’agir sur l’individu et sur sa descendance. C’est une nouveauté radicale, et c’est aussi une autre histoire.
En fait, l’historien que je suis aurait sans doute adoré être médecin au temps d’Hippocrate, de Vésale, d’Ambroise Paré ou bien encore de Bichat et Laennec, qui ont d’ailleurs tous connu des destins exceptionnels que je me suis efforcé de retracer. Mais surtout, à ces époques, tout praticien habile et assidu au travail pouvait maîtriser les connaissances de son temps. La médecine était alors homogène, c’était un tout, un humanisme. Aujourd’hui, la médecine est explosée, atomisée, satellisée en d’innombrables sous-spécialités. La conséquence de cet état de fait – si vous me permettez une hyperbole – est que nous risquons d’avoir une médecine séparée en deux, avec ceux qui connaissent presque tout sur presque rien, et ceux qui ne connaissent presque rien sur presque tout.
Veut-on se contenter d’être une sorte d’orienteur des grandes pathologies ? C’est à cela que l’on destine peut-être les médecins généralistes, traitant les cas peu graves et déléguant les autres aux spécialistes. Les spécialistes, eux, ne voient guère arriver qu’un nombre restreint de maladies. Cette rupture de l’unité de la médecine était sans doute inévitable et a évidemment permis d’énormes progrès, mais elle comporte aussi des risques.
Ne croyez surtout pas que je livre ici un message passéiste. Je mets simplement en garde et j’aimerais, par le biais de cet ouvrage, rendre à jamais vivante une approche immémoriale. Il faut accepter la modernité, en faire bon usage, mais aussi faire en sorte que l’art de la médecine ne rompe jamais avec la tradition humaniste qui l’a fondée. »
Paradigmes
Il serait très complexe d’analyser l’opinion de l’historien de la médecine qu’est Roger Dachez sans présenter préalablement le concept de paradigme tel qu’il a été défini par Thomas Kuhn dans son ouvrage The Structure of Scientific Revolutions.
La plupart des environnements dans lesquels nous évoluons (qu’ils soient naturels ou fabriqués, réels ou virtuels) sont complexes. Ils sont composés d’éléments aux interconnexions multiples qui rendent difficile, voire parfois impossible, l’analyse des effets et des causes. La dune de sable est un bon exemple de système complexe ; comprendre finement la mécanique de chaque grain de sable ne permet pas de prédire le comportement de la dune, qui est dit « émergeant » de l’interaction du nombre considérable de grains qui la composent.
Même restreint à son acception physiologique de « société de cellules », notre corps est un système complexe, ce qui rend pertinent d’utiliser ce qualificatif pour la médecine (qui se charge de ses dysfonctionnements) et a fortiori de la santé (qui y ajoute l’optimisation du fonctionnement).
Autant le dire simplement, se satisfaire de ne pas pouvoir lier les effets et les causes est l’apanage des êtres non efficaces, donc non compétitifs... autant dire des perdants. Pour être efficace, il faut accepter de tricher en exhibant un modèle qui soit à la fois prédictible et donne des résultats proches de la réalité sur une partie du domaine d’application. Par exemple, si on pouvait démontrer que, dans le sens des vents dominants, une dune se déplace comme le ferait un sac de billes géant, et qu’on connaisse bien la mécanique des sacs de billes, on pourrait assez bien modéliser l’avancée des déserts et chercher les moyens de la ralentir.
La notion de paradigme naît lorsqu’une communauté fait le pari qu’un modèle est suffisamment pertinent pour pouvoir être substitué à la réalité. C’est un pari car, une fois élu, ce modèle dont on espère l’ouverture d’un vaste champ de découvertes devient exclusif et entraîne de facto l’occultation de l’ensemble du champ complexe qui ne lui obéit pas (par exemple, dans mon exemple de dunes, la capacité de déplacement transversalement aux vents dominants).
Comme l’a bien démontré Kuhn, tout paradigme contient en germe sa propre malédiction : plus il sera ancien, plus le réservoir de progrès qu’il pouvait permettre aura été consommé, plus les contradictions liées à l’occultation de la complexité naturelle seront choquantes et moins il pourra être mis en cause car il aura formaté les esprits et sélectionné les élites du moment parmi ses meilleurs « puzzle makers », les plus habiles à assembler les puzzles qu’il autorise et à ignorer les facéties du réel qui le contredisent.
Lorsque cette malédiction parvient à être conjurée, donnant lieu à une rupture de paradigme, le nouveau modèle intègre généralement les acquis du précédent au sein d’une perspective plus vaste, à la façon dont les limites d’un modèle bidimensionnel seraient résolues en passant en trois dimensions. Mais pour que ce mouvement vertueux ait lieu, il faut que les voix de ceux qui, comme Roger Dachez, pensent qu’il est temps de penser différemment résonnent suffisamment fort pour ébranler le confort des puzzle makers qui occupent les postes de décision.
Modèle actuel
La plus récente des ruptures de paradigme médicales a été décrite par Michel Foucault dans la Naissance de la clinique. Alors que les médecins de Molière se contentaient de gloser sur les symptômes externes, puisque la mécanique intracorporelle et ses désordres étaient d’ordre divin, les pionniers de la clinique sont allés mener leurs investigations à l’intérieur du corps. Comme Foucault l’explique bien, cette démarche n’est pas née de l’invention des outils qui la rendaient possible, comme le microscope. Ces outils existaient précédemment mais personne n’avait éprouvé le besoin de les utiliser en médecine.
Anatomie, physiologie, mécanismes et étiologies des pathologies... tout était à découvrir et la médecine est devenue « un art au carrefour de plusieurs sciences » (Georges Canguilhem). Comme l’évoque Roger Dachez, c’est au tournant de la seconde guerre mondiale que le véritable emballement a eu lieu. L’essor de la chimie fine et de l’électronique, puis de l’informatique, ont fourni aux médecins les moyens thérapeutiques et diagnostics toujours plus efficaces.
Avant ce véritable big-bang, la connaissance médicale était un petit domaine et les acteurs qui le peuplaient étaient obligatoirement proches. En cinquante ans, le progrès technologique a permis une expansion considérable du savoir, mais a également éloigné les acteurs. à la façon dont deux points tracés à quelques centimètres l’un de l’autre à la surface d’un ballon de baudruche s’écartent à mesure qu’on le gonfle, les différentes spécialités médicales sont aujourd’hui à des distances considérables en terme de connaissance.
Les effets de cette « satellisation », comme la nomme Roger Dachez, ne se faisaient pas sentir tant que la vague du progrès apportait toujours de nouveaux traitements, mais cette vague se tarit sous nos yeux. La recherche des laboratoires pharmaceutiques ne produit plus de médicaments de diffusion massive (les fameux blockbusters) et les concepteurs d’appareils médicaux se contentent désormais d’améliorer l’existant à la marge. La vague suivante, basée sur la thérapie génique et les nanotechnologies reste du domaine de la recherche, et ciblera très probablement des domaines restreints.
Il n’est pas question ici de diminuer l’étendue des acquis en médecine ou même de nier tout progrès futur, mais, au contraire, d’expliquer en quoi le moment présent est un point singulier. Prenons l’exemple de la génétique, un secteur déjà ancien et qui porte encore la plupart des espoirs futurs de la médecine. Lorsque la revue Pour la Science a fêté son trentième anniversaire en novembre 2007 avec un numéro titré « 30 ans d’aventure scientifique », elle a publié un article de Pierre Tambourin (directeur de recherche à l’Inserm et directeur général de Genopole à Evry) consacré à « l’aventure du génome ». Il y écrivait :
« On sait désormais que la croyance selon laquelle la connaissance complète du génome de l’homme (et des autres espèces) serait une clef décisive dans la compréhension du fonctionnement du vivant et de ses dérèglements pathologiques n’est qu’une illusion face à un monde infiniment plus complexe qu’on ne l’imaginait encore récemment. Cette connaissance restera sans doute une étape historiquement importante, mais d’une importance scientifique plus relative. »
[…]
« Il y a 50 ans, les résultats semblaient simples à interpréter et vrais « chez la bactérie et l’éléphant ». L’ADN était un livre d’instructions que des mécanismes de lecture (transcription et traduction) transformaient en structures cellulaires et en molécules fonctionnelles, assurant la multiplication des cellules, contrôlant leur avenir et leurs activités. L’embryogénèse ou des maladies comme le cancer devaient se comprendre à la lumière de ces concepts généraux.
Force est de constater que malgré les progrès considérables accomplis au cours de la seconde moitié du XXe siècle, ces questions fondamentales n’ont pas trouvé de réponses satisfaisantes. Les quelques résultats évoqués sur les divers niveaux de régulation, dont la complexité paraît bien supérieure à ce que l’on pressentait, laissent percevoir pourquoi de telles questions demeurent ouvertes.
Une nouvelle vision du vivant
Ce niveau de complexité exige le développement de méthodes nouvelles telles que celles proposées par la biologie intégrative ou systémique, qui vise, en s’appuyant sur la modélisation et la simulation, à une compréhension plus globale du fonctionnement du vivant, tant au niveau cellulaire, que de l’organe, de l’organisme ou des écosystèmes. Il s’agit aussi, grâce au volume considérable de données accumulées au cours de ces dernières années, en particulier par l’utilisation des techniques de la biologie à grande échelle (séquençage, transcriptome, protéome, etc.), de déplacer les questions vers l’étude des fonctions biologiques complexes et de les comprendre à la lumière des mécanismes génétiques et génomiques sous-jacents.
Ces travaux ne rejettent pas la vision réductionniste de la période précédente, mais en sont le prolongement. Grâce à elle, ils se développent sur des acquis solides et pourront donner du vivant une image proche de la réalité. Le cancer, les pathologies humaines ou animales multifactorielles, où facteurs génétiques de prédisposition et facteurs environnementaux au sens large sont intriqués, ainsi que les préoccupations écologiques devraient trouver dans ces méthodes des réponses pertinentes, et donc plus efficaces. »
Le bilan établi par Pierre Tambourin est particulièrement édifiant. Si les systèmes créés par l’homme deviennent de plus en plus simples à étudier à mesure qu’on les décompose en sous-systèmes, eux-mêmes itérativement décomposables jusqu’aux briques élémentaires, il démontre qu’il n’en est rien pour le vivant puisqu’il reste complexe à toutes les échelles. Il est donc vain de tenter de découvrir le « code source » du vivant afin d’en corriger les « bugs » et la trajectoire historique qui consistait à aller chercher toujours plus loin dans les détails les mécanismes des pathologies doit désormais considérablement s’infléchir.
Une vision nouvelle peut naître de la conscience que la médecine devra s’accommoder de la complexité et qu’en se perdant dans les détails elle renonce à la compréhension systémique, c’est à dire à l’homme et a fortiori son environnement.
Il faut noter que la complexité du vivant décrite par Pierre Tambourin n’a pas de rapport avec la complexité des dunes de sable que j’évoquais précédemment. Il ne s’agit pas d’un phénomène d’émergence qui naitrait d’une multitude de comportements simples, mais bien de l’incapacité à isoler un composant de base qui exhiberait un comportement simple. On pourrait probablement parler d’une complexité en cascade puisque, à chaque niveau de décomposition en sous-systèmes (sociétés en individus, individus en organes, organes en cellules, cellules en composants de l’usine cellulaire), on est en présence d’une forme « d’émergence forte » issue de la multiplicité de composants complexes.
C’est assurément l’une des raisons pour lesquelles l’organisation du système de soins, au contraire de tous les autres domaines, privilégie les spécialistes aux généralistes. En se spécialisant au sein d’un système centré sur la maladie, ils restent en prise avec une complexité forte et ne sont pas dévalorisés par la simplicité d’un sous-système. Par ailleurs, ils peuvent revendiquer une efficacité supérieure à celle des généralistes qui, eux, sont confrontés à l’étage ultime de la cascade.
Que deviendrait une médecine qui, forte de ses acquis et éclairée par une compréhension toute neuve de la complexité systémique se centrerait désormais sur l’homme ? La fin de l’article de Pierre Tambourin en fournit une épure particulièrement crédible.
« Enfin, et c’est sans doute le plus important, les progrès en biologie, et particulièrement en génomique et en génétique, vont sans doute modifier notre regard sur les maladies humaines. Les traitements identiques pour toute une population, pour une pathologie donnée, seront probablement remplacés par d’autres, qui prendront en compte des spécificités génétiques individuelles. En effet, si chacun de nous est génétiquement inégal face à la maladie et aux traitements, les médecins sont encore désarmés pour tenir compte de cette variabilité génétique. L’exemple du cancer est à nouveau pertinent : chaque tumeur est un système génétiquement unique, et les cocktails de substances anticancéreuses efficaces varient en fonction de ce statut génétique.
De même, le malade porteur de cette tumeur peut être plus ou moins sensible à un traitement donné.
Ces travaux sur les gènes incriminés dans diverses pathologies et cette pharmacogénétique ciblée sont en plein développement et conduiront vraisemblablement à une prescription médicale plus respectueuse de l’individu, que nous espérons plus efficace et moins toxique. L’approche génétique sera un élément essentiel du diagnostic, du pronostic et de l’approche thérapeutique. Pour le bien-être de l’humanité, il faut l’espérer. »
Cette esquisse, qui place au premier plan la personnalisation de la démarche médicale autour d’un individu donné, ajoute une nouvelle dimension au concept d’Egologie que j’ai défini au chapitre précédent. Pourtant elle est en contradiction avec la difficulté qu’ont à travailler en équipe des médecins trop éloignés les uns des autres dans l’espace des connaissances.
Une vision nouvelle riche et incompatible avec le modèle dominant : les fondamentaux d’une rupture de paradigme en médecine sont en place.
Nouveau paradigme en médecine
Il serait particulièrement naïf de penser que le modèle de pensée du domaine médical, de surcroît vieux de 200 ans et auréolé d’une augmentation constante de l’espérance de vie, puisse être soudain rendu caduc par la découverte de la complexité inattendue du génome. Si un nouveau paradigme doit émerger, les premières fissures viendront de la pression extrinsèque engendrée par l’évolution de la population ; vieillissante et prenant de l’embonpoint, elle développe des pathologies chroniques qui nécessitent un suivi coordonné pluridisciplinaire alors que les pathologies aiguës qui ont modelé le modèle actuel se prêtent bien à l’exploit individuel.
Les outils de la Santé 2.0 devront permettre la constitution et l’animation d’une équipe de santé autour du patient. Au delà, afin d’accompagner et même d’accélérer ce mouvement, ils leur faudra faciliter les transitions décrites il y a déjà 5 ans par les « Nouveaux paradigmes de soins » de J. Cohen (21st Century Challenges for Medical Education ; 9th International Medical Workforce Conference ; Melbourne, Australia ; November 2005).
L’individu | -> | La communauté |
Prédominance des pathologies aiguës | -> | De plus en plus de maladies/handicaps chroniques |
Soins épisodiques | -> | Prise en charge continue |
Traitement de la maladie | -> | Préservation de la santé |
Mode réactif | -> | Mode prospectif |
Pratique individuelle | -> | Travail en équipe |
Paternalisme | -> | Partenariat avec les patients |
Centré sur le praticien | -> | Centré sur le patient/la famille |
Menaces de santé locales | -> | Globalisation des menaces |
Les éléments centraux proposés par Cohen, préservation de la santé et mode prospectif, touchent un domaine fondamental : la gestion du risque.
La gestion du risque est omniprésente en médecine, qu’elle soit purement prospective (prévention primaire) défensive (préventions secondaire et tertiaire) ou consécutive à l’action (contre-indication et interaction médicamenteuse). C’est elle qui guide l’action sous forme de l’analyse du rapport bénéfice/risque préalable à tout acte (en vertu du fameux primum non nocere qui stipule que l’acte médical doit avant tout ne pas nuire). Pourtant le raisonnement et le processus qu’il engendre restent généralement implicites et confinés dans le cerveau du praticien ; ne sont explicites que les actions de déclenchement immédiat.
Aujourd’hui, lorsqu’un médecin identifie un risque, par exemple parce que sa prescription médicamenteuse fait apparaitre de façon inévitable une association potentiellement à risque, il réagit immédiatement à l’échelle locale, par exemple en prescrivant les examens biologiques qui en permettent le contrôle, mais n’inscrit pas cette action dans une démarche de contrôle de risque dont la durée de vie serait calquée sur celle du risque qu’elle encadre. Il serait fondamental de pouvoir noter, dans un espace partageable par ses confrères, non seulement le type de risque détecté et qui mérite un suivi, mais également la déscription du processus de suivi qui, s’il ne pouvait pas être correctement mis en œuvre, obligerait à reconsidérer la stratégie thérapeutique (par exemple la prescription).
La Santé 2.0 devra permettre de gérer le risque explicitement. Les travaux que j’ai menés depuis plusieurs années avec les médecins de la Société Champagne-Ardenne de Médecine Générale (SCMG) me permettent d’affirmer que c’est probablement le meilleur moyen de fédérer une équipe de professionnels autour du patient.
Risque individuel
Il est fondamental de préciser l’importance que revêt la gestion individualisée du risque en santé. Malheureusement, les gouvernements financent aujourd’hui massivement les opérations de gestion de risque de masse, rebaptisées du terme politiquement correct de « gestion organisée » qui sous-entend très malheureusement que la gestion personnalisée serait anarchique.
Nous retrouvons ici les deux directions antagonistes de virtualisation et d’incarnation. La virtualisation est toujours tentante car elle permet un effet de levier massif ; il est très confortable de traiter à l’identique de larges groupes de population en utilisant des règles simples : par exemple faire une mammographie tous les deux ans aux femmes de plus de cinquante ans et, au même âge, doser le PSA des hommes.
La virtualisation est très rarement une bonne piste en santé ; chaque individu possède des risques spécifiques et mérite une gestion personnalisée. Dépister des individus à partir de critères aussi frustres que l’âge et le sexe mène généralement à un mécanisme pervers où l’état organise la rencontre du Docteur Knock avec le Malade imaginaire.
Il est vraiment fâcheux que le terme « organisé » soit aujourd’hui synonyme de « pratique de masse », et si la Santé 2.0 devait n’avoir qu’un objectif, ce serait bien d’accrocher le vocable de « gestion organisée du risque » à un processus hautement personnalisé.
Je dois avouer qu’avant la catastrophique gestion de l’épidémie de grippe A, je n’avais pas prêté une attention suffisante au dernier élément de la liste dressée par J. Cohen : la globalisation des menaces. L’épisode récent de la grippe A a démontré l’échec d’une démarche massivement virtualisée, puisque le plan gouvernemental de vaccination de masse, en écartant les médecins généralistes, ne laissait aucune place à la personnalisation. Il a été rejeté par des populations qui sont désormais conscientes que l’analyse du rapport bénéfice/risque en santé est affaire individuelle.
Il serait fort utile que la Santé 2.0 soit un réel contrepouvoir en permettant aux soignants de jouer leur rôle de conseiller et de protéger leurs patients des campagnes de réclame gouvernementales destinées à alimenter des démarches de masse archaïques.
Perspectives informatiques
Le règne numérique naquit il y a 60 ans et occupe maintenant pleinement le milieu, aux côtés des règnes animal, végétal et minéral. C’est un règne plus ou moins domestiqué, qui n’a pas encore revendiqué son indépendance. […]
Ce règne numérique se concrétise par des espèces dynamiques souvent mobiles, qui obéissent aux lois d’une évolution rapide, d’une sélection naturelle d’usage, à l’échelle de temps de l’informatique. Il fournit des services adaptés aux ordinateurs, mais aussi à l’environnement, à la personne et aux autre objets physiques, tout ceci en fonction du contexte. L’ordinateur n’est plus un dispositif autonome pour réaliser une tâche de calcul ou un processus automatisé d’ordonnancement. Les réseaux ne sont plus des maillages d’ordinateurs pour acheminer des bits d’information et les relier entre eux. L’urbanisation digitale est devenue une entité nouvelle, fournissant l’intégralité de services in situ, tirant sa richesse du monde numérique et de sa relation avec le monde physique et vivant.
L’interaction toujours plus performante et riche (par une éclosion d’une variété de nouveaux capteurs, de nouveaux déclencheurs), avec le monde physique et vivant est un des enjeux des prochaines années pour les nouveaux services et usages et l’économie de ce secteur.
Cet extrait du chapitre introductif d’un article de Michel Riguidel pour la revue Génie Logiciel donne une vision particulièrement intéressante de l’évolution du « règne numérique ». Il prédit une évolution majeure de la capacité d’interaction avec le vivant de dispositifs numériques toujours plus miniaturisés et mieux aptes à communiquer entre eux sans fil. C’est de la richesse des services permis par la multiplication de ces agents que naitra (qu’émergera) le concept fondateur d’une nouvelle donne numérique : l’intelligence ambiante.
Informatique ubiquitaire
L’intelligence ambiante nait du concept d’informatique ubiquitaire ; de la diffusion dans des objets divers de la capacité de traitement informatique qui était auparavant consignée dans quelques ordinateurs. Le modèle n’est plus celui d’une personne qui pilote « à la main » un dispositif unique comme un PC ou un smartphone ; cette « informatique pervasive » (Everyware) permettra une véritable immersion dans un espace intelligent de services à l’échelle de la pièce, du bâtiment, de la ville, etc. C’est de cet écosystème numérique, avec ses divers niveaux de granularité dans l’espace et sa capacité de suivi temporel, qu’émergera l’intelligence ambiante : la capacité à mettre en œuvre des services pertinents en fonction d’une personne donnée et de son contexte.
L’informatique ubiquitaire est la prolongation naturelle de l’évolution de nos systèmes d’information : ils sont de plus en plus puissants, de plus en plus petits et de plus en plus capables de communiquer entre eux.
Pour s’en convaincre, il suffit de mettre côte à côte un PC de bureau (volumineux, dépendant d’une prise de courant et d’un câble Ethernet), un ordinateur portable (quelques kilos, quelques heures d’autonomie, capable de communiquer sans fil en WiFi ou en Bluetooth) et un smartphone (quelques centaines de grammes, quelques jours d’autonomie, capable d’accéder au Web de n’importe où et de nombreuses façons) et, par la pensée, de « prolonger la courbe » afin d’imaginer une prochaine génération encore plus aboutie en terme de miniaturisation, d’autonomie et de capacité de communication.
Ajoutons à cette évolution des « ordinateurs » l’essor phénoménal des capteurs et déclencheurs de tout poils, une maîtrise toujours plus grande du partage de ressources en grilles (les fameuses « grids » qui agrègent un nombre considérable de systèmes pour mettre à la disposition de leurs utilisateurs des ressources « illimitées » de stockage ou de traitement) et de la capacité de construire des services par agrégation d’autres services, et il devient clair que l’informatique ubiquitaire est d’ores et déjà dans l’état de l’art.
Il est particulièrement intéressant de noter que, à l’opposé, l’évolution de l’Internet tourne aujourd’hui le dos à cette tendance et se replie sur un modèle proche de l’informatique « gros système » où des serveurs virtualisent l’information de nombreux clients passifs.
Alors que l’informatique personnelle avait mis ses utilisateurs sur la voie d’une appropriation de plus en plus forte, dont est né le 2.0, l’internet d’aujourd’hui est paradoxalement réactionnaire. Il est particulièrement préoccupant que les utilisateurs de services comme Facebook réalisent (mais un peu tard) qu’ils n’ont aucun contrôle du contenu (souvent intime) dont ils ont alimenté la bête. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour avertir les internautes qui utiliseront l’informatique en nuage (cloud computing) des dangers de perte de contrôle de leurs informations.
Avec l’apparition des nuages, Internet est de mieux en mieux adapté à la virtualisation, au traitement de masse. Probablement impossible à rendre « sémantique » et déconnecté de l’informatique ubiquitaire, il est temps de le mettre en compétition avec d’autres formes de réseaux pour créer les nouveaux services à incarnation forte.
Il est assez passionnant de comparer cette évolution avec celle de la génétique qui, du constat d’échec d’une démarche qu’on imaginait virtualisable « de la bactérie à l’éléphant », semble évoluer vers la prestation de services hautement personnalisés.
Télémédecine, domomédecine, médecine ubiquitaire
La télémédecine est à la mode. Elle ratisse large et intègre tout ce qui permet la connexion distante entre un médecin et un patient, et même les dispositifs d’autosurveillance du patient. Il suffit de visionner cette présentation du Dr Eric Topol, un cardiologue américain devenu expert en télémédecine, pour se convaincre de l’étendue considérable des promesses de ce nouveau domaine.
On peut raisonnablement s’interroger sur la part de ces services qui est née d’une demande réelle des praticiens ou des patients et sur la part qui provient d’avancées techniques portées de façon opportuniste en médecine et à la recherche d’un public.
Lorsque la bande passante de l’ADSL a été suffisante pour supporter des services de téléconférence, des opérateurs télécom ont monté des dossiers de téléconsultation. Leur portée est restée anecdotique car il y a fort peu de cas où un patient, qui ne peut pas être atteint par un médecin ou appeler un médecin à son chevet, peut quand même se déplacer vers un centre de vidéoconférence et tirer un bénéfice d’une consultation à distance. Il est d’ailleurs assez heureux que ces systèmes propriétaires fort chers n’aient pas eu un développement marquant car ils peuvent aujourd’hui être implémentés en combinant, pour une petite fraction du prix, du matériel et des logiciels grand public.
Les échographes modernes sont à 90% des PC. Les constructeurs d’échographes ont déjà créé des modèles mobiles basés sur des PC portables, ce qui est fort pratique pour les médecins qui doivent se déplacer au lit d’un malade en conservant la qualité des matériels classiques volumineux et lourds. Il est donc dans l’état de l’art de réaliser la même opération avec un smartphone pour réaliser un échographe d’usage individuel qui permettrait d’envoyer des images à distance... mais son intérêt sera anecdotique.
En quoi la multiplication de tels exemples, de systèmes qui permettent simplement d’envoyer un déluge d’information des patients vers les médecins, permettrait-elle, comme le prétendent les promoteurs de la télémédecine, de résoudre les problèmes de démographie médicale ou de mieux traiter des patients chroniques ?
La véritable réponse est à chercher dans le processus de virtualisation : on imagine qu’il serait efficace de faire monitorer à distance des dizaines de patients par un médecin de la même façon que des infrastructures industrielles majeures sont aujourd’hui pilotées par des équipes très restreintes.
Cette supposition, comme toutes les démarches de virtualisation en médecine, pose de nombreux problèmes. Bien entendu, des problèmes médico-légaux se poseront dès qu’un accident considéré comme évitable n’aura pas été prévenu du fait de l’inattention de l’opérateur. Le plus problématique reste que ce raisonnement considère le monde extérieur comme une extension de l’hôpital ; vision déplorable qui est à l’origine de la plupart des échecs majeurs dans le domaine, comme le fameux Dossier Médical Personnel (DMP) et ses avatars régionaux.
Intelligence ambiante
Quittons la virtualisation, et intéressons nous au contraire à une forme d’incarnation où les mêmes capteurs équiperaient un ensemble de dispositifs ubiquitaires qui, à la façon d’un réseau de neurones, apprendrait à détecter les évolutions physiologiques ou pathologiques d’un individu. Ce serait une première manifestation de l’intelligence ambiante en santé.
Ne pourrait-on pas imaginer qu’il suffise aux patients chroniques de suivre simplement en temps réel leurs constantes médicales sur un smartphone pour équilibrer leur pathologie ? Après tout, certains américains pensent que, dans l’avenir, nous mesurerons tous de cette façon la plupart de nos signes vitaux (voir les dernières minutes de cette vidéo : http://video.dld-conference.com/watch/JOgepJx)... et que nous aurons tous notre génome stocké en mémoire quelque part. C’est le rêve d’un Homo sapiens amélioré à l’image des produits qu’il construit, par un véritable tableau de bord et une documentation de conception détaillée.
Le magazine The Economist s’interrogeait récemment, au contraire ; sur notre capacité à gérer un véritable déluge de données et à dégager les informations pertinentes au sein du bruit ambiant.
En médecine, l’analyse des enregistrements continus de 24 heures par holter permet de ne conserver qu’une dizaine de données de synthèse qui ont une valeur pronostique. C’est le type de services que devra rendre l’informatique ubiquitaire : assurer un recueil silencieux des données brutes et assurer un suivi personnalisé de l’individu auquel il sera attaché.
Conclusion
La période actuelle est caractérisée par la coïncidence avec laquelle l’évolution des trois domaines qui touchent la santé (humanisme, médecine et informatique), jusqu’ici caractérisée par une virtualisation toujours plus massive, va s’infléchir considérablement dans un mouvement d’incarnation.
De la mondialisation à l’egologie, des blockbusters à la gestion personnalisée du risque, du web « à la Facebook » à l’informatique ubiquitaire, ces mouvements sont si faiblement couplés qu’on peut les qualifier d’indépendants. Pourtant c’est à la jonction de ces lignes de force qu’on pourra faire naître les services de la Santé 2.0.
La réussite passera par la détermination des bons services au juste moment. Et ce ne sera pas un point dans le temps, mais une trajectoire. Il serait, en effet, illusoire d’imaginer une maturité synchrone des trois domaines, de penser que les citoyens, les professionnels et le matériel seront prêts au même moment, fournissant un effet de levier instantané. Il faudra savoir délivrer des services initialement incomplets mais néanmoins capables de faire naître une dynamique suffisante pour faire mûrir les secteurs dont l’évolution aura été plus lente.
Trois choses sont certaines : le mouvement sera éthique, embrassera les principes de l’open source et, puisque vous avez lu ce document jusqu’au bout, vous en êtes déjà un acteur.