Excellent interview de David le BretonConstruire No 19, 09-05-2000
Faites-vous un corps en kit
Le corps, ce truc, ce machin, ce bidule, est devenu une matière première à façonner à sa guise. Attention, terrain glissant, prévient David Le Breton dans «L'adieu au corps»
Une société basée en Californie vient d'obtenir deux brevets lui accordant des droits commerciaux sur des embryons humains créés par clonage. C'est, paraît-il, pour la bonne cause. Résister à la chirurgie esthétique va bientôt relever de l'héroïsme ou de l'inconscience pure et simple. Tolérer le moindre bourrelet de graisse, une attitude franchement obscène. Et faire l'amour bêtement dans son lit, une activité vaguement dégoûtante: sur le web, la cybersexualité fleurit. C'est propre, sans risque et cela n'engage à rien (voir le hors-série du Nouvel Observateur, février 2000).
Des exemples inédits d'«usages» du corps, il n'y a qu'à se baisser pour en ramasser. Dans L'adieu au corps, (Editions Métailié) le sociologue David Le Breton fait un tableau des excès et dérives de ce qu'il appelle «l'extrême contemporain», évoluant entre volonté de maîtrise absolue et narcissisme forcené.
Qu'est-ce qui vous fait dire que le corps est devenu un accessoire, un objet en kit?
C'est la formidable convergence de pratiques relativement récentes, ou dont le succès est récent, qui fait que le corps est aujourd'hui souvent vécu comme un accessoire de la présence. Un matériau à bricoler pour le mettre à la hauteur de la volonté de l'individu. Le corps est un objet imparfait, un brouillon à corriger. Voyez le succès de la chirurgie esthétique: on essaie alors de changer son corps pour changer sa vie.
»Le culturisme va dans le même sens: pas question de se contenter du corps que l'on a, il faut le perfectionner, le prendre en main. En anglais, le body builder, c'est le «bâtisseur de corps», celui qui se forge un corps qui s'approche symboliquement du cyborg, l'homme-machine. Il ne forge pas son incroyable musculature pour aller s'embaucher comme bûcheron dans le Grand Nord canadien. Sa force est inutile.
»Une autre logique est en jeu: à défaut de contrôler son existence dans un monde qui paraît de plus en plus insaisissable, on contrôle son corps. Manière symbolique de ne pas perdre sa place dans le tissu du monde et de se procurer du sens, de la valeur, des projets, etc.
Est-ce qu'il n'y a pas un paradoxe à parler d'«adieu au corps» alors qu'il n'a jamais été autant exalté?
Non. Le corps exalté, ce n'est pas le corps avec lequel nous vivons, mais un corps rectifié, redéfini. Une anecdote à ce propos: au cours d'une vaste enquête sur le tatouage et le piercing, menée l'an passé avec une cinquantaine d'étudiants de sociologie de Strasbourg (tatoués ou piercés pour la plupart), une des étudiantes a décidé de faire le pas. Après son tatouage, elle nous a raconté, les larmes aux yeux, qu'elle s'était sentie métamorphosée, enfin «complète».
Elle avait colmaté le manque qu'elle sentait en elle depuis son enfance. Bien sûr, il y a beaucoup à dire sur les tatouages ou les piercings. Mais, dans cet exemple, on voit que le corps en tant que tel était insuffisant à assurer une existence pleine. Il fallait le changer pour qu'il accède enfin à une dignité qu'il n'avait pas auparavant. Vous trouvez la même logique dans le culturisme, le transsexualisme, la vogue de la chirurgie esthétique, l'importance des régimes, etc. Le corps est un objet à soumettre et non à vivre en tant que tel dans la jubilation. Si le corps était réellement libéré, on n'en parlerait pas.
N'est-ce pas le bon vieux dualisme occidental corps-esprit qui fait problème?
En partie. Je pense que le dualisme contemporain n'oppose pas le corps à l'esprit ou à l'âme, mais l'homme à son corps. C'est pourquoi j'en parle comme d'un «alter ego». On fait de son corps un partenaire que l'on cajole ou un adversaire à combattre pour lui donner la forme voulue.
»Les franges radicales de la cyberculture américaine vont plus loin dans ce dualisme. Elles considèrent que le corps est méprisable en ces temps où l'on est censé communiquer au bout du monde en une fraction de seconde. Il fait perdre du temps, il est malade, voué au vieillissement, à la mort, etc. A leurs yeux, c'est un fossile, un anachronisme. Et elles rêvent du prochain téléchargement de l'esprit dans la disquette, sur Internet, ou d'une cyborgisation de l'homme, c'est-à-dire de l'éradication de la chair au profit d'innombrables prothèses informatiques.
Quels liens existe-t-il entre biologie et informatique ?
Des liens étroits, dans la mesure où, sans les procédures de calcul et de mémoire informatiques, le projet génome par exemple (voir plus loin) était impensable. L'ordinateur multiplie à l'infini le pouvoir de l'homme dans le registre de la recherche scientifique, pour le meilleur ou pour le pire selon les circonstances.
»Biologie et informatique échangent d'ailleurs leur vocabulaire. Le corps humain est de plus en plus perçu à la manière d'une métaphore informatique: on pense que les gènes programment des caractères physiques ou psychologiques, qu'ils contiennent de l'information, etc. Manière aussi de confirmer ce fantasme de toute-puissance sur le corps humain, qui s'exprime aujourd'hui dans certains courants idéologiques prétendant trouver des bases génétiques inéluctables à tous les comportements humains. Et par là même construire une humanité enfin parfaite grâce au tri génétique in utero ou à la chirurgie génétique.
En quoi la technoscience bouleverse-t-elle les données anthropologiques, comme la limite entre le vivant et l'inanimé?
Elle rompt les frontières génétiques entre les espèces, par exemple dans le transgénique. Elle rompt les frontières entre vivant et inanimé, par exemple dans la mythologie autour de la vie artificielle ou dans le thème du cyborg - c'est-à-dire du branchement dans la chair de l'homme de procédures informatiques sous forme de puces.
»Suis-je un homme? Suis-je une machine? C'était le drame du personnage central de Blade Runner. Cela deviendra peut-être une question lancinante un jour, pour une humanité bardée de prothèses et de puces dans sa quête désespérée pour supprimer la mort.
Les questions que la technoscience soulève ne se situent-elles pas plutôt du côté de l'économie?
C'est l'un des aspects du problème, mais ce n'est pas le seul. C'est vrai que les recherches sur le transgénique sont souvent menées par des entreprises privées dont le but est le profit à outrance et non la préservation des ressources naturelles pour les générations à venir.
Vous citez cette phrase de Lévi-Strauss: «Les derniers refuges de la transcendance s'incarnent dans la biologie». Que signifie cette affirmation?
Autour du projet de séquençage du génome, on voit fleurir un discours scientifique de maîtrise absolue. Le déchiffrement du génome est censé, aux yeux de certains de ses promoteurs, nous donner toutes les clés non seulement des maladies mais aussi du comportement humain. On est là bien entendu dans un délire de toute-puissance, mais inquiétant malgré tout, car il s'agit souvent de gens ayant un grand pouvoir. Ce discours de perfectionnement du corps est un discours religieux dont certains scientifiques sont les prophètes ou les prêtres.
A quoi la «cybersexualité» nous confronte-t-elle ?
A l'abolition du corps dans la relation à l'autre, justement. L'autre est écarté au profit des signes de sa présence. Le puritanisme se conjugue au mythe de la santé parfaite. La sexualité sans corps coupe tout risque de contamination ou de rencontre et n'ôte rien au confort de la vie courante. Plus besoin de sortir de chez soi et de se heurter aux aléas de la séduction et de la rencontre. Le corps de l'autre sera peut-être un jour une disquette, un fichier, un programme, un site. Eros électronique. Pour certains tenants de la cyberculture américaine, la sexualité est dépassée, ils la perçoivent d'ailleurs comme dégoûtante.
Quelles limites poser à la technoscience? Le fossé qui se creuse entre ceux qui en disposent et les autres pourrait-il en être une?
La question du goût de vivre me paraît fondamentale. Le progrès de la science, on le sait tragiquement aujourd'hui, n'a rien à voir avec un progrès moral. Les techniques ne sont que des moyens, mais elles tendent à devenir des fins en soi. Quand on voit le mal de vivre de nos sociétés occidentales, la peur de l'avenir, le fossé terrifiant qui se creuse entre les riches et les pauvres, entre les sociétés occidentales et les autres, on ne peut que tirer la conclusion qu'il est temps de faire une pause, de prendre le temps de vivre.
»Dans ce monde où les techniques abondent, le sens disparaît. Le bonheur des hommes ne se tisse pas dans l'accumulation des techniques, mais dans le sens qu'ils donnent à leur existence.
Propos recueillis par Elisabeth Gilles
http://www.construire.ch/SOMMAIRE/0019/19entre.htm