Conclusions de M. SAINTE-ROSE,Avocat général
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I - Introduction
Les deux nouvelles affaires de responsabilité médicale dont l'Assemblée plénière est saisie ont pour point de départ commun, la naissance d'un enfant atteint d'une trisomie 21 qui n'a pas été décelée in utero. Mais elles diffèrent très sensiblement quant aux circonstances qui ont déterminé la recherche de la responsabilité des praticiens et l'étendue de celle-ci : l'une où la faute médicale est contestée ne concerne que l'action des parents exercée pour leur propre compte tandis que dans l'autre, ces derniers ont agi tant en leur nom personnel qu'au nom de l'enfant handicapé.
Si la première espèce présente un caractère de nouveauté du moins pour l'Assemblée plénière, la seconde sera examinée au regard de sa jurisprudence la plus récente.
Devant l'ampleur inhabituelle des réactions suscitées par le très célèbre et très controversé arrêt P... du 17 novembre 2000, l'Assemblée plénière a décidé non pas de revenir sur sa décision - ce qui eût été surprenant - mais d'en cantonner la portée.(1)
Par trois arrêts du 17 juillet 2001, elle a réaffirmé le "principe" selon lequel l'enfant né avec un handicap devait être indemnisé dès lors qu'en raison d'une faute médicale sa mère n'a pu recourir à l'avortement afin d'éviter sa naissance.(2) Cependant, elle n'en a pas moins rejeté les pourvois formés contre des arrêts d'appel qui, dans des affaires similaires et conformément à la jurisprudence dominante des juges du fond, avaient écarté l'action de l'enfant - significativement appelée par les anglo-saxons action de vie dommageable (wrongful life)(3) - motif pris de l'absence de lien de causalité entre les fautes retenues et le préjudice invoqué.
En effet, pour la quasi-totalité des cours et tribunaux, la seule faute caractérisée à la charge des praticiens est un manquement à son obligation contractuelle d'information qui ne concerne que la mère, le handicap trouvant son origine dans une anomalie qui est le fait de la nature. La complexité des arguments des tenants de l'arrêt P... se heurte à la simplicité de l'évidence. Le médecin ne pouvant ni prévenir ni guérir cette anomalie qui préexistait à son intervention, l'erreur de diagnostic n'a pu qu'assurer la survie de l'enfant. Si tant est que la mère, dûment informée, aurait décidé de recourir à l'avortement, ce qui n'est pas toujours le cas. Et encore sa volonté ne suffit pas dans les hypothèses d'avortement pour motif dit thérapeutique (désormais médical depuis la loi n° 2001-588 du 4 juillet 2001, article 10, la prétendue thérapie consistant, en effet, à tuer le malade pour supprimer la maladie).
Aussi, l'arrêt du 17 novembre 2000 nous avait-il paru, comme à beaucoup d'autres, faire le choix d'une causalité immatérielle et abstraite, purement juridique, dictée par le souci de faire porter le poids du dommage par le praticien en charge du diagnostic et pour tout dire fort indirecte. Telle a été l'opinion exprimée par le Comité national consultatif d'éthique dans son avis n° 68 du 29 mai 2001. Rappelons que le Conseil d'Etat a jugé le 14 novembre 1997, qu'il n'y avait pas de lien de causalité directe entre l'erreur commise par un centre hospitalier à l'occasion d'une amniocentèse et la trisomie 21 affectant un enfant handicapé.(4)
Écartant, une fois de plus, les constatations de fait des juges du fond qui avaient relevé, non sans pertinence, que les fautes médicales ne pouvaient être la cause des malformations qu'on reprochait précisément aux praticiens de ne pas avoir détectées, les trois arrêts du 13 juillet dernier affirment, au contraire, que le lien de causalité entre la faute médicale commise envers la mère et le handicap est direct.(5) Sous la réserve cependant que, lorsque la femme n'a pu avorter pour un motif thérapeutique, les conditions prescrites à cet effet par la loi (article L. 2213-1 du Code de la santé publique) soient réunies. À suivre ce raisonnement, la causalité d'imputation ainsi consacrée et qui se heurte à l'incompréhension du corps médical dépendrait de la nature de l'interruption de grossesse qui n'a pas eu lieu.
Il convient donc, pour la clarté du débat, d'apprécier, à la lumière de ces décisions, la portée de l'arrêt P... (a) avant d'évoquer brièvement les conditions d'exercice de l'action de l'enfant (b).
a) Une première observation s'impose. Les choix opérés jusqu'ici reposent, semble-t-il, sur l'idée que l'avortement est sinon un droit du moins un bienfait pour l'enfant atteint d'une anomalie. Très révélatrice est, à cet égard, la référence exclusive à l'article L. 2213-1 précité. Ce texte renvoie à des normes biologiques établies par des généticiens pour l'élimination du foetus. De prime abord, il peut paraître satisfaisant que la justice exerce un contrôle sur les conditions dans lesquelles intervient une interruption de grossesse pour motif "thérapeutique" lorsqu'il s'agit d'apprécier une faute se rapportant à l'acte abortif. Mais l'enfant étant bel et bien né, ce contrôle revêt un aspect des plus insolites et confère aux trois arrêts du 13 juillet une coloration fortement eugénique. Faut-il faire peser sur tout enfant malformé un "votum mortis" au prétexte de lui venir en aide ?(6) À vrai dire, l'examen des travaux préparatoires de la loi du 17 janvier 1975, de la loi elle-même et des textes qui l'ont modifiée révèle que l'avortement rebaptisé interruption de grossesse a été légalisé dans l'intérêt de la femme et sans doute dans celui de la société. Rien ne permet d'affirmer que cette mesure qui était alors qualifiée par ses promoteurs d'ultime recours, de moindre mal(7), ait été prise dans l'intérêt de l'enfant.(8) Cela signifierait que la société accrédite une véritable sélection des personnes.(9) Loin de considérer l'avortement comme une panacée, le législateur de 1975 a, dans une loi n° 75-554 du 30 juin(10), prévu en faveur des personnes handicapées des aides spécifiques qui ont été précisées par plusieurs décrets d'application. C'est l'insuffisance de ces aides qui est la cause des actions intentées contre les praticiens.
La loi, on le sait, prévoit deux formes d'interruption de grossesse :
L'interruption de grossesse en cas de situation de détresse (articles L. 2212-1 à L. 2212-11 du Code de la santé publique), condition de fait laissée à la libre appréciation de la femme(11), ce qui supprime la condition et lui permet d'avorter pour convenance personnelle. L'intervention médicale est cependant enfermée dans un certain délai, initialement avant l'expiration de la dixième semaine de grossesse. La loi précitée du 4 juillet 2001 qui a mis l'accent sur la liberté de la femme a allongé ce délai en le portant à douze semaines et a supprimé (à l'exclusion des mineures non émancipées) le caractère obligatoire de la procédure informative qui valait tant pour le libre choix de la femme que pour la protection de la vie de l'embryon ou du foetus.
Très différent est le régime de l'interruption de grossesse pour motif thérapeutique (médical) soumise à de strictes conditions de fond et de procédure qui n'ont pas été substantiellement modifiées (articles L. 2213-1 à L. 2213-3 du Code de la santé publique). Seule autorisée avant 1975 - en vue de la préservation de la vie de la mère - elle peut être, aujourd'hui, pratiquée "à toute époque", "soit que la poursuite de la grossesse mette en péril la santé de la femme, soit qu'il existe une forte probabilité que l'enfant à naître soit atteint d'une affection d'une particulière gravité reconnue comme incurable au moment du diagnostic". Pour avorter la femme doit obtenir une attestation délivrée par deux médecins qualifiés et confirmant que les conditions de fond requises par la loi sont remplies.
Le législateur a défini les cas d'avortement thérapeutique, ce qu'il n'a pas fait pour l'avortement de détresse.
Les deux formes d'interruption de grossesse répondent, en effet, à des finalités bien distinctes. Pour se soustraire à des difficultés d'ordre familial, économique, social ou moral dont elle n'a pas à rendre compte, la femme qui invoque un état de détresse refuse par hypothèse, d'assumer sa maternité, sa liberté de choix étant limitée dans le temps. D'une façon générale, c'est la situation de la mère qui caractérise l'état de détresse, l'état de santé de l'enfant ne pouvant, aux termes mêmes de la loi, justifier qu'un avortement thérapeutique.(12) Celui-ci ne connaît pas de limitation d'ordre temporel et concerne la femme qui, ayant un projet parental, doit se résoudre à interrompre sa grossesse parce qu'elle est dangereuse pour sa santé ou parce que l'accueil dans son foyer d'un enfant handicapé ne lui paraît pas souhaitable. À la différence de l'état de détresse, le motif médical doit faire l'objet d'un contrôle afin d'éviter certaines dérives eugéniques.
Néanmoins, l'idée a été émise que les deux formes d'avortement se succéderaient dans le temps, le recours à l'interruption de grossesse pour motif thérapeutique n'étant obligatoire qu'après l'expiration du délai de dix (douze) semaines(13), ce qui élargit le domaine d'application de l'avortement pour cause de détresse lequel ne dépend que de la volonté de la femme et facilite, en conséquence, l'exercice de l'action de vie dommageable. Certes, l'exposé des motifs de la loi de 1975 donne à penser qu'il en serait ainsi.(14) Mais n'a-t-on pas voulu dire, ce qui est exact, que cette forme d'avortement est seule possible une fois passé ce délai. En tout cas, le texte proposé et voté par le Parlement énonce sans ambiguïté que l'interruption "thérapeutique" de grossesse peut être pratiquée "à toute époque". Sauf à perdre le sens des mots, cela ne saurait signifier une fois expiré le délai de détresse. Les travaux préparatoires ne laissent subsister aucun doute à cet égard. On lit dans le rapport de la Commission des affaires sociales du Sénat : "Quel que soit le stade de la grossesse, avant ou après la dixième semaine, cette grossesse pourra être interrompue si la santé de la mère est en danger ou si une anomalie foetale très probable est décelée".(15) Cette assertion n'a pas été contredite, les débats parlementaires ayant porté uniquement sur la nécessité de fixer un délai maximal qui a été, en définitive, repoussé , certains examens ne pouvant être effectués que tardivement.(16)
En bonne logique, l'appréciation de l'état de santé de l'enfant ou de la mère se fait de la même manière, que l'on se place au début ou à la fin de la grossesse. D'ailleurs, un lien étroit unit l'avortement thérapeutique au diagnostic prénatal qui intervient, sous des formes variées, à différentes étapes de la grossesse et que la loi n° 94-564 du 19 juillet 1994 a assujetti à des conditions strictes, l'article L. 2131-1 du Code de la santé publique limitant son objet à la recherche d'une affection d'une particulière gravité. Ces dispositions sont destinées à éviter le recours systématique à des examens entraînant l'euthanasie foetale pour des anomalies mineures. Ajoutons que l'article L. 2222-3 dudit Code incrimine le fait de procéder à une interruption de grossesse après un diagnostic prénatal sans avoir respecté les modalités prévues par la loi, ce qui paraît inclure la consultation des deux médecins qualifiés. Même si ce texte n'est pratiquement pas appliqué comme du reste d'autres dispositions pénales issues de la loi de 1975, il témoigne cependant de la volonté du législateur de faire respecter les dispositions spéciales régissant l'avortement "thérapeutique". On ne saurait, en effet, procéder à un diagnostic prénatal en envisageant un éventuel avortement pour cause de détresse.
L'idée qu'il existerait un "cumul idéal" d'interruption de grossesse a été également soutenue, la femme ayant en quelque sorte le choix entre les deux formes d'interruption de grossesse.(17) Contraire à la lettre comme à l'esprit de la loi qui les distingue soigneusement en les faisant figurer dans des chapitres différents, cette thèse a été, à juste titre, combattue en doctrine.(18) Le prétendu cumul idéal permettrait de légitimer le fait que dans la pratique, les tests de dépistage étant de plus en plus nombreux et précoces, les femmes invoquent systématiquement leur situation de détresse à la suite d'un diagnostic alarmant. La procédure plus longue et plus contraignante de l'article L. 2213-1 et le risque de s'exposer à un avis médical négatif sont ainsi écartés. Comme l'a écrit un auteur "Le strict contrôle du motif thérapeutique est éludé et les mesures législatives destinées à éviter les dérives eugéniques se trouvent contournées".(19)
Ce n'est pas parce que, dans la pratique, la loi est méconnue que les juges doivent entériner des comportements illégaux.(20)
Les litiges portés jusqu'à présent devant les juridictions des deux ordres concernent les enfants dont le handicap ne s'est révélé qu'à leur naissance à la suite d'une erreur de diagnostic. C'est donc bien l'état de santé de l'enfant qui est en cause et le rend alors indésirable. L'avortement auquel la mère n'a pu recourir, faute d'avoir été correctement informée, aurait eu nécessairement un motif thérapeutique, la procédure prévue par l'article L. 2213-1 susvisé étant alors applicable. Pour en revenir à la première affaire jugée par l'Assemblée plénière, Mme P... qui craignait d'avoir contracté la rubéole - maladie bénigne pour les adultes et les enfants mais aux conséquences redoutables pour le foetus, le risque de contamination étant très élevé - avait annoncé son intention d'avorter si ses appréhensions se confirmaient. Faussement rassurée par des fautes médicales commises au début de sa grossesse, elle a poursuivi celle-ci jusqu'à son terme. En gardant l'enfant au-delà de la dixième semaine, elle a fait par là même la démonstration qu'elle ne se trouvait pas dans une situation de détresse. Dans un discours prononcé le 14 décembre 1974, le ministre de la Santé citait comme exemple d'interruption de grossesse pour motif thérapeutique le risque de contamination rubéoleuse.(21) Précisons que les parents qui exercent l'action de vie préjudiciable se gardent de qualifier l'avortement qu'ils déplorent de n'avoir pu pratiquer. À moins de vouloir pérenniser, en connaissance de cause, une interprétation erronée de l'article L. 2213-1 qui fait dépendre la nature de l'interruption de grossesse de la date à laquelle la faute médicale a été commise, l'arrêt P... ne devrait pas faire jurisprudence.
Pareille interprétation aurait d'ailleurs pour conséquence de consacrer une nouvelle discrimination entre les enfants admis à demander réparation du préjudice résultant de leur handicap. En effet, en cas de faute médicale commise avant l'expiration du délai légal d'interruption de grossesse ayant empêché la femme de recourir à une telle intervention pour raison de "détresse", à supposer son intention établie, le préjudice de l'enfant né handicapé pourrait être indemnisé, quelle que soit la gravité du handicap, puisque la procédure prévue par l'article L. 2213-1 ne pourrait être opposée à la femme se prétendant en détresse. En revanche, en cas de faute médicale commise après l'expiration du délai légal ayant empêché la femme de recourir à une interruption de grossesse pour motif médical selon la procédure de l'article L. 2213-1, le préjudice de l'enfant né handicapé ne pourrait être indemnisé que si son handicap présente un caractère particulièrement grave et incurable. Une telle discrimination entre les enfants ne peut que condamner l'idée d'un cumul idéal d'interruption de grossesse ouvrant à la femme, durant les douze premières semaines, une option entre les deux formes d'interruption de grossesse, dès lors qu'est en cause la santé de l'enfant et que l'on prétend fonder sur l'avortement ouvert à la femme la réparation du préjudice de l'enfant né handicapé.
En résumé, l'action exercée au nom de l'enfant ne saurait être fondée sur le fait que sa mère a été empêchée de pratiquer un avortement pour cause de détresse auquel elle ne pouvait légalement recourir, quelle que soit, durant la grossesse, la date de la faute médicale commise.
b) Le débat sur la causalité a largement occulté une question préalable dont la Cour de cassation n'a pas débattu jusqu'à présent mais sur laquelle la cour d'appel de Paris, juridiction de renvoi de l'affaire P..., devrait sans doute se prononcer, celle de l'existence d'un dommage réparable. Cette condition de la responsabilité civile n'est nullement malléable comme peut l'être la causalité qui constitue le lien entre le dommage et la faute, la propension des juges à l'adapter au but recherché étant bien connue.(22)
Mais l'enfant peut-il obtenir réparation du fait qu'il est né handicapé ? Les auteurs qui se disent favorables à l'arrêt P... se montrent, le plus souvent, fort discrets à cet égard ou n'apportent que des réponses évasives. Soutenir l'affirmative signifie, en effet, que l'enfant a perdu quelque chose (qu'a-t-il perdu ?), qu'il invoque la lésion d'un intérêt légitime juridiquement protégé (celui de n'avoir pas été privé d'une vie jugée inacceptable ?) et qu'il est titulaire, avant sa naissance, d'un droit subjectif qui a été violé (celui fantasmatique de ne pas naître ou de ne pas avoir été éliminé au stade foetal ?). Est-il besoin de rappeler que la reconnaissance d'un tel droit va à l'encontre du simple bon sens puisque la vie est donnée à chacun de nous, qu'il est impossible de choisir de ne pas naître et que l'ensemble des droits subjectifs présuppose l'existence de la personne ? Encore une fois, l'enfant est dans un état dommageable, il n'a pas été victime d'un fait dommageable imputable à un tiers.(23)
En somme, pour atteindre le résultat recherché - l'indemnisation d'un préjudice qui n'a jamais été défini - il faut forcer, à tous les niveaux, les cadres du droit de la responsabilité civile. Ce qui rendra ce droit très difficile à discipliner et ne sera pas sans conséquences en dehors des hypothèses concernant la responsabilité médicale.
De plus, l'application des règles qui régissent le droit de la responsabilité civile conduit inévitablement à de véritables impasses éthiques et logiques dans la mesure où la réparation en droit tend à remettre les choses en état comme si le dommage ne s'était pas produit. Or, la non-survenance du dommage ne réside que dans l'interruption de grossesse, ce qui signifie que l'enfant est admis à se plaindre de n'avoir pas été euthanasié. N'y a-t-il pas, d'autre part, une irréductible contradiction entre le fait de saisir la justice, donc de se prévaloir de sa qualité de sujet de droit et le fait de demander au juge de dire qu'on ne devrait pas exister ?
Une autre aporie tient à l'évaluation du préjudice puisqu'il s'agit de mettre en parallèle non pas deux états successifs d'une même personne qui aurait perdu une partie de son potentiel mais la vie handicapée et l'inexistence. L'absence de vie qui n'est pas évaluable, par définition, constitue néanmoins le seul terme de comparaison dès lors que l'avantage pour l'enfant, selon ses parents, aurait été d'être avorté. La justice peut-elle attribuer au néant une valeur supérieure à la vie handicapée ?
Les juges seront alors obligés de dégager des critères de normalité à partir desquels ils apprécieront qu'il y a tel ou tel degré de préjudice et tel ou tel niveau de réparation. Or, ces critères n'existent pas en fait mais puisqu'il faudra les inventer pour les besoins de l'évaluation, ils seront forcément arbitraires et ne pourront avoir de frontières objectives faute de pouvoir se référer à un état corporel antérieur que l'erreur fautive du praticien aurait détérioré.
Sur le plan biologique, la science peut caractériser des états pathologiques mais n'est pas apte à déterminer les critères de la "normalité" susceptible de fixer des éléments de référence pour l'appréciation du préjudice corporel. On voit mal comment de tels critères que devront inventer les juges du fond pourraient se constituer de manière objective. Quant au préjudice moral, la souffrance psychique liée à l'existence est sans frontières définissables. L'hypothèse est différente de celles dans lesquelles le préjudice moral est réparé car là encore il s'agit d'évaluer la souffrance d'être - avec telle ou telle caractéristique - et non la souffrance ressentie par la perte d'un être cher ou par l'altération d'un état antérieur.
Dans le même ordre d'idées, la logique des arrêts du 13 juillet 2001 impose en quelque sorte le recours à une expertise médicale lorsque l'interruption de grossesse qui n'a pas eu lieu aurait eu un motif médical qui tient, répétons le, à l'état de santé de l'enfant et non à la date à laquelle a été commise la faute du praticien. Mais l'évaluation du préjudice de l'enfant implique que le droit soit conditionné par des normes biologiques déterminées par les experts. Or, l'expertise médicale lors du diagnostic prénatal est normalement conçue et justifiée pour apprécier la faute médicale et, en l'espèce, la légalité de l'intervention de grossesse pour motif médical. La référence admise en droit positif aux données acquises de la science est dans ce cas pleinement justifiée. S'il s'agit non plus d'apprécier la faute mais le caractère réparable du préjudice, l'expertise est détournée de son objet et sert au contraire à déterminer le critère du droit à réparation lui-même. Par suite, le droit subjectif de la personne handicapée se trouvera subordonné à des normes ou à des appréciations biologiques de son état naturel dont les experts tiendront nécessairement compte. Les rôles respectifs du droit et de la science s'en trouveraient en quelque sorte inversés au bénéfice des normes scientifiques.
Cela donnerait raison à Georges Canguilhem qui, après avoir démontré que la normalité par opposition à la pathologie ne saurait être transposée des sciences médicales aux sciences sociales, prévoyait et redoutait que la norme biologique d'un organisme humain résulte de "la coïncidence de cet organisme avec les calculs d'un généticien eugéniste".(24)
Les parents, dont les demandes constituent une remise en cause de l'existence même de l'enfant, sont-ils, du reste, les mieux qualifiés pour assurer sa représentation en justice ? Peut-on nier les inévitables conflits d'intérêts ?
Par ailleurs, la vie de l'enfant, sa relation avec ses proches sont-elles à construire autour de cette notion de préjudice qui l'enferme dans sa différence et les circonstances de sa naissance ?
On comprend que, tout en revendiquant les moyens d'élever dignement leur enfant handicapé et d'assumer son avenir, nombre de parents soient choqués qu'il y ait visiblement avantage à être né à la suite d'une erreur médicale et contre le souhait de ses géniteurs plutôt que d'être accepté par ceux-ci malgré une malformation connue ou non.
Si l'action de l'enfant est consacrée par la jurisprudence, les parents ne seront-ils pas tenus, en leur qualité d'administrateurs légaux, de l'exercer en son nom ? À défaut, ils commettraient, en effet, une faute dont ils pourraient être solidairement responsables en vertu de l'article 389-5 du Code civil.
Enfin, force est de reconnaître que l'action de vie dommageable - qui fait de l'enfant un préjudice pour lui-même et pour sa famille - est contraire au principe d'égalité car elle multiplie les discriminations entre des personnes dont les besoins sont objectivement les mêmes. Elle ne sera pas ouverte aux handicapés qui naissent dans les hôpitaux publics. Seuls bénéficieront d'une éventuelle indemnisation ceux qui peuvent invoquer une faute médicale. Et, à l'intérieur de ce groupe, ceux dont les parents auront exprimé le regret qu'ils soient venus au monde. Si l'on maintenait, malgré tout, le clivage entre les enfants qui auraient pu subir un avortement pour cause de détresse et ceux qui ont échappé à l'avortement thérapeutique, les premiers seraient mieux traités que les seconds. Enfin, pour ceux-ci, tout dépendra de la gravité du handicap qui sera nécessairement l'objet d'appréciations subjectives, donc susceptibles de diverger d'une juridiction à l'autre.
Au total, nombreux sont les obstacles de nature essentiellement juridique qui s'opposent à l'exercice de l'action de vie dommageable ou qui ne lui permettent pas d'atteindre son but. L'examen des deux affaires inscrites au rôle de ce jour nous conforte dans cette opinion.
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II - L'affaire époux X... (arrêt 1) contre Mme Y... (arrêt 1)
A. Les faits et la procédure
Les circonstances de la cause ne sont pas exposées avec une rigueur suffisante par les juges du fond qui ont statué au vu des pièces d'un dossier médical. À défaut d'ordonner une expertise qui n'a pas été sollicitée par les demandeurs à l'action, ils auraient mieux fait de recourir à la consultation d'un généticien qui les aurait renseignés sur les données médicales litigieuses et le comportement du praticien, celui-ci soutenant n'avoir commis aucune faute.
Il ressort en tout cas de l'arrêt confirmatif que, déjà mère d'un enfant dont elle avait accouché par voie de césarienne et qui, d'après le jugement, souffre de troubles psychomoteurs, Mme X... (arrêt 1), après avoir fait le choix d'un nouveau gynécologue, Mme Y... (arrêt 1), l'a consultée, en avril 1996, pour le suivi d'une deuxième grossesse. Elle a, selon ses dires, informé le praticien des difficultés rencontrées lors de son précédent accouchement et lui a confié que la soeur de son mari, était atteinte d'une trisomie 21.
Mme Y... (arrêt 1) a prescrit un test de dépistage de cette anomalie qui n'a jamais été effectué, sa patiente ayant fait une fausse-couche sans étiologie apparente.
De nouveau enceinte en septembre 1996, Mme X... (arrêt 1) a été suivie par le même gynécologue qui, cette fois, s'est abstenu de prescrire un examen de dépistage. Le 27 avril 1997, elle a mis au monde un enfant porteur d'une trisomie 21.
C'est dans ces conditions que reprochant au docteur Y... (arrêt 1) de n'avoir pas procédé à un contrôle ou à un examen conforme aux données acquises de la science, les époux X... (arrêt 1) l'ont assigné devant le tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand en réparation du préjudice matériel et moral qu'ils estimaient avoir subi.
Par jugement du 3 février 1999, le tribunal a retenu que le praticien avait commis une faute en manquant à son devoir d'information envers les époux X... (arrêt 1) et l'a condamné à verser à chacun d'eux une somme de 500 000 francs pour indemniser un préjudice constitué par l'impossibilité de prendre une décision éclairée de mettre ou non un terme à la grossesse. En revanche, le tribunal les a déboutés de leur demande d'indemnisation du préjudice matériel.
Sur l'appel de toutes les parties, la cour d'appel de Riom a, par un arrêt du 16 décembre 1999, confirmé la décision des premiers juges mais a réduit à 200 000 francs le montant des dommages et intérêts alloués au titre du préjudice moral.
Contre cet arrêt les époux X... (arrêt 1) se sont pourvus en cassation ; un pourvoi incident a été relevé par Mme Y... (arrêt1).
La procédure paraît régulière.
Il n'est pas sans intérêt d'observer liminairement que les demandeurs au pourvoi principal n'ont pas exercé, en l'espèce, l'action de vie dommageable au nom de leur enfant. Citons à cet égard les termes du mémoire ampliatif : "À l'évidence, l'infirmité du jeune Yvan ne pouvait être regardée comme une conséquence du refus du docteur Y... (arrêt 1) de pratiquer une amniocentèse : la trisomie est une anomalie génétique pour laquelle il n'existe aucun traitement et la circonstance qu'elle ne soit pas détectée in utero n'a pour effet ni de provoquer l'infirmité de l'enfant ni de retarder la mise en service de moyens thérapeutiques.
Le dommage imputable au gynécologue ne pourrait donc résider dans l'infirmité de l'enfant, quelque fâcheuse qu'elle fût pour lui-même comme pour ses parents".
Cela dit, l'examen du pourvoi incident est préalable, le médecin contestant la faute qui lui était reprochée.
B. Le pourvoi de Mme Y... (arrêt 1)
Le moyen unique du pourvoi comporte deux branches.
1) Faisant valoir que le praticien n'est tenu de conseiller à la femme enceinte de pratiquer un test de dépistage ou une amniocentèse que lorsqu'il existe des risques que le foetus soit atteint d'une aberration chromosomique, la première branche du moyen, prise d'un manque de base légale au regard de l'article 1147 du Code civil, s'attaque aux constatations dont la cour d'appel a déduit que le comportement du gynécologue avait été fautif. L'arrêt retient que "la conjugaison de (l')antécédent familial d'anomalie de structure chromosomique et des difficultés présentées par la parturiente au cours des deux grossesses précédentes permettait de considérer qu'elle était une patiente à risques(25) alors qu'elle n'était âgée que de trente ans, justifiant l'indication d'une amniocentèse ou à tout le moins du test HT 21 déjà prescrit en cours de deuxième grossesse"(26).
Ces motifs qui amalgament des éléments de fait sans rapport entre eux ne sont a priori guère convaincants. Les difficultés rencontrées lors du premier accouchement de Mme X... (arrêt 1), qui étaient dues à un rétrécissement du bassin et à une toxémie gravidique n'ont rien à voir avec la trisomie 21. Quant à la cause de la fausse couche qui a interrompu la deuxième grossesse, elle est restée inconnue.
L'arrêt ne s'explique pas sur "l'antécédent familial" mais on comprend mal que le gynécologue se soit abstenu de prescrire un test de dépistage au cours de la troisième grossesse alors qu'elle l'avait fait peu de temps auparavant.
Le jugement confirmé relève que Mme Y... (arrêt 1) reconnaissait qu'elle aurait prescrit de nouveau un test si elle avait eu connaissance de la trisomie 21 de la belle-soeur de sa patiente. Mais cet argument est sans valeur dès lors que cette anomalie était mentionnée dans le dossier médical de Mme X... (arrêt 1), peu important que ce fût à l'occasion de sa deuxième grossesse. Il appartenait au praticien d'assurer, à quelques mois d'intervalle, un suivi efficace de la troisième grossesse, ce qui n'a pas été le cas.
Certes, les caryotypes de chacun des époux établis après la naissance de l'enfant, n'ont rien révélé d'anormal mais l'arrêt a constaté que la belle-soeur de Mme X... (arrêt 1) était atteinte, d'après le dossier médical, d'une trisomie par translocation, signe d'une anomalie chromosomique parentale. A la différence de la trisomie "libre" qui est due uniquement au hasard chromosomique, cette forme de trisomie est parfois transmissible. L'un des parents "normal" est porteur d'une translocation "équilibrée" et court donc le risque d'avoir un enfant trisomique.(27) Informée de l'état de la soeur de Mme X... (arrêt 1), même s'il n'induisait pas que celui-ci fût atteint de cette anomalie génétique, le docteur Y... (arrêt 1) aurait du faire preuve d'une vigilance toute particulière et inviter le couple à se soumettre à un diagnostic prénatal. Ces précisions éclairent la référence faite dans l'arrêt à "l'antécédent familial de structure chromosomique" dont les juges ne semblent pas cependant avoir compris la véritable portée. Ajoutons que depuis 1996 a été institué, sans être obligatoire, un dépistage systématique de la trisomie, un test remboursé par la Sécurité sociale devant être proposé à chaque grossesse.
Toutefois, si le comportement du praticien paraît inconséquent et bien que ses explications soient empreintes de mauvaise foi, les énonciations du juge du fond qui se fondent sur la "conjugaison" d'éléments de fait sans lien apparent semblent insuffisantes pour caractériser la faute médicale. Une cassation pour manque de base légale est donc envisageable.
2) Au cas où la première branche du moyen serait rejetée, la seconde devrait connaître un sort identique. Prise, elle aussi, d'un manque de base légale au regard de l'article 1147 du Code civil, elle fait reproche à la cour d'appel de n'avoir pas recherché, comme elle y était invitée, si les parents n'avaient pas renoncé, à l'avance, à pratiquer une interruption volontaire de grossesse.
En réalité, les époux X... (arrêt 1) s'étaient initialement plaints d'avoir été privés d'une information susceptible de les aider à se déterminer relativement à la poursuite de la grossesse tout en reconnaissant ne pas être sûrs de leurs choix s'ils avaient connu, en temps utile, le risque de trisomie encouru par leur enfant.
Dans ses écritures d'appel, Mme Y... (arrêt 1) avait allégué qu'il n'était pas certain que Mme X... (arrêt 1) aurait opté pour l'avortement mais elle n'a pas demandé aux juges du second degré d'effectuer la recherche prétendument omise et qui ne concerne pas du reste l'action des parents. La seconde branche du moyen manque en fait.
On soulignera, en dernier lieu, que, dans l'hypothèse d'une faute d'abstention d'un praticien, la distinction dans le temps entre les deux formes d'avortement devient pratiquement impossible. Le seul critère à retenir est alors celui de l'état de santé de l'enfant qui justifie, le cas échéant, le recours à l'interruption de grossesse pour motif médical.
C. Le pourvoi des époux X... (arrêt 1)
Deux moyens de cassation ont été présentés au soutien du pourvoi principal qui ne sera examiné qu'en cas de rejet du pourvoi incident.
1) Le premier moyen fait grief à la cour d'appel d'avoir débouté les époux X... (arrêt 1) de la demande tendant à obtenir réparation de leur préjudice matériel. En statuant ainsi, au motif que la faute médicale n'était pas en relation causale avec l'anomalie génétique de l'enfant, la cour d'appel aurait violé l'article 1147 du Code civil.
Du fait de la naissance d'un enfant handicapé à laquelle ils n'étaient pas préparés psychologiquement et matériellement les parents se trouvent dans l'obligation de supporter certaines dépenses (aménagement d'un logement, assistance d'une tierce personne).
Sans se prononcer sur l'étendue de leur préjudice matériel, la première chambre de notre Cour en a admis le principe d'abord dans un arrêt du 16 juillet 1991 suivi de deux décisions rendues le 26 mars 1996 dont l'une concerne l'affaire P...(28).
De même, l'arrêt déjà cité du Conseil d'Etat du 14 février 1997 a réparé, outre le préjudice moral des parents, leur préjudice matériel en incluant dans celui-ci une rente mensuelle pendant la durée de la vie de l'enfant.
Cette solution n'a soulevé aucune difficulté d'ordre juridique ou éthique. On s'autorisera à rappeler que la jurisprudence P... tire son origine du souci de ne pas laisser les parents dilapider des sommes destinées à garantir à l'enfant une vie décente après la disparition de ses père et mère. Il n'est pas certain que cette méfiance le plus souvent injustifiée à l'égard de ces derniers, administrateurs légaux des biens du mineur, serve véritablement les intérêts de celui-ci.
En effet, si l'action de vie dommageable se heurte à bien des obstacles - en raison notamment de son inadaptation aux principes de la responsabilité civile - celle des parents trouve un fondement juridique certain dans les articles 203 et 213 du Code civil qui leur font respectivement l'obligation de faire vivre l'enfant et de préparer son avenir.
Le préjudice matériel des parents correspond aux charges excédant celles qu'ils doivent normalement supporter pour l'entretien de l'enfant et nous paraît entrer dans les prévisions des textes susvisés.
C'est pourquoi nous ne partageons pas l'avis de Monsieur le conseiller rapporteur qui suggère de substituer au motif critiqué par le pourvoi et tenant à l'absence de lien de causalité entre la faute médicale et le handicap un motif de pur droit qui tend à réserver à l'enfant l'action en réparation de son propre préjudice lequel s'étendrait donc au préjudice matériel.
On ne peut que s'interroger sur le bien-fondé d'une proposition qui exclut a priori toute indemnisation du préjudice matériel des parents sur qui pèse la charge de certaines dépenses liées au handicap de l'enfant. Indemniser celui-ci au titre de ce même préjudice revient d'ailleurs à élargir l'assiette du recours subrogatoire des organismes de sécurité sociale, ce qui ne serait pas le cas dans l'hypothèse où serait accueillie la demande des parents.
Une cassation pourrait, dès lors, intervenir sur un moyen relevé d'office et pris de la violation des articles 203 et 213 du Code civil. La juridiction de renvoi se prononcera sur les éléments du préjudice matériel invoqué par les époux X... (arrêt 1) et qui, d'après leurs conclusions, serait constitué par les frais d'éducation de l'enfant.
2) Selon le second moyen de cassation, les juges du fond étant tenus de trancher le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables et non sur l'équité, la cour d'appel ne pouvait, sans violer l'article 12 du nouveau Code de procédure civile, réduire la somme fixée par les premiers juges au motif que celle de 200 000 francs correspondait à une indemnisation équitable de leur préjudice moral.
En l'occurrence, la cour d'appel ayant reconnu l'existence d'un tel préjudice lié à l'impossibilité pour les parents de recourir à l'interruption de grossesse, en ont souverainement apprécié le montant sans pour autant statuer en équité. Le terme équitable ayant été utilisé de manière impropre, le moyen ne peut qu'être écarté.(29)
*
* * *
III - L'affaire Mme X... (arrêt 2) c/ M. Y... (arrêt 2)
A. Les faits et la procédure
Mme X... (arrêt 2), âgée de 20 ans, dont la grossesse avait été suivie par le docteur Y... (arrêt 2), gynécologue, a mis au monde le 7 janvier 1995 un garçon atteint de trisomie 21.
Or, à seize semaines d'aménorrhée (dix-huit semaines de grossesse), elle avait subi un examen chromosomique par prise de sang permettant le dosage de certaines substances appelées "marqueurs sériques", dans le cadre d'une opération de dépistage des anomalies chromosomiques du foetus.
Ayant appris que l'examen pratiqué à la demande de M. Y... (arrêt 2) avait révélé des résultats considérés comme très supérieurs aux valeurs admises comme normales et qui laissaient donc craindre un risque accru de trisomie sans que le praticien le lui ait signalé ni prescrit des examens complémentaires, Mme X... (arrêt 2) l'a assigné en référé aux fins d'expertise.
Dans son rapport, l'expert a conclu "qu'il peut être affirmé qu'au vu des examens biologiques et autres réalisés au cours de la grossesse, à savoir un dosage élevé de bêta HCG... et une discordance entre les mesures du diamètre bipariétal et du fémur du foetus, aurait dû être évoqué auprès de la patiente le risque de survenance d'une trisomie 21". Aux résultats du test s'ajoutaient, par conséquent, des "signes d'appel" échographiques.
Reprochant au docteur Y... (arrêt 2) de l'avoir privée de l'information qui lui aurait permis de "prendre ses propres responsabilités quant à la poursuite de la grossesse", Mme X... (arrêt 2), agissant en son nom personnel et comme administrateur légal de son fils, l'a assigné devant le tribunal de grande instance de Brest en réparation de son préjudice moral et afin que soit ordonnée une expertise médicale pour décrire l'état de l'enfant et évaluer son préjudice matériel.
Elle a, en outre, demandé acte de ce qu'elle se réservait de réclamer l'indemnisation du dommage subi par l'enfant lui-même.
Le 11 mars 1998, le tribunal a jugé que M. Y... (arrêt 2) n'avait pas donné une information appropriée à sa patiente, l'a condamné à réparer son préjudice moral et désigné un expert aux fins demandées.
En revanche, le tribunal a déclaré irrecevable la demande d'indemnisation formée au nom de l'enfant dont l'état ne pouvait être qualifié de préjudice en l'absence d'atteinte à un intérêt légitime juridiquement protégé.
Sur l'appel de Mme X... (arrêt 2), la cour d'appel de Rennes a, par un arrêt du 15 septembre 1999, décidé d'évoquer l'affaire et de statuer sur les points qui n'avaient pas été jugés en première instance.
Le 19 janvier 2000, la cour d'appel a condamné M. Y... (arrêt 2) à verser à l'appelante une somme de 100 000 francs pour son préjudice économique, déclaré recevable la demande d'indemnisation du préjudice subi personnellement par l'enfant, évalué ce préjudice à 650 000 francs et confirmé le jugement en ses dispositions non contraires.
Estimant insuffisantes les réparations allouées à son fils, Mme X... (arrêt 2) s'est pourvue contre cette décision. Un pourvoi incident a été relevé par le défendeur.
La procédure n'appelle aucune observation particulière.
Il convient d'examiner, en premier lieu, le pourvoi du praticien qui a trait à sa responsabilité.
B. Le pourvoi de M. Y... (arrêt 2)
Le moyen unique du pourvoi qui vise l'article 1383 du Code civil ne conteste pas la faute mais la corrélation entre celle-ci et le handicap que l'enfant portait en lui, précise-t-il, dès le moment de la conception. Il soutient que la cour d'appel n'a pas caractérisé le lien qui unit le défaut d'information de la mère à la trisomie 21 de l'enfant et rappelle en outre, que le fait de naître ne saurait constituer en soi un préjudice.
Se singularisant par rapport aux autres juridictions du fond, la cour d'appel de Rennes considère, en effet, que la faute commise par le praticien est en relation causale avec la naissance de l'enfant porteur de la trisomie 21. Elle semble ignorer la jurisprudence de la Cour de cassation(30) qui, à l'instar du Conseil d'Etat,(31) a jugé que nul ne peut se plaindre de sa naissance. Son raisonnement ne l'a pas conduite jusqu'à retenir une causalité directe entre le diagnostic erroné d'une aberration chromosomique qui est le fruit du hasard, l'absence consécutive d'interruption de grossesse et le handicap de l'enfant. L'action de vie dommageable ne procède-t-elle pas d'une confusion entre la naissance et le handicap ?
Quoi qu'il en soit, la critique du moyen est inopérante compte tenu de la position prise par l'Assemblée plénière sur le lien de causalité. Toutefois, les trois arrêts du 17 juillet 2001 ont introduit dans notre jurisprudence un concept nouveau, celui de causalité directe conditionnelle, les conditions étant celles prévues par la loi en ce qui concerne l'interruption de grossesse pour motif thérapeutique. Or, au cas d'espèce, l'interruption qui aurait pu être envisagée relevait de cette catégorie, non pas en raison de la date de la faute médicale dont nous avons dit qu'elle était indifférente mais parce que l'état de santé de l'enfant est en cause.
L'arrêt entrepris ne faisant même pas allusion aux conditions fixées par l'article L. 2213-1 du Code de la santé publique, la censure est encourue sur un moyen qui devrait être relevé d'office et pris de la violation de ce texte.
Décider du contraire parce qu'il s'agit d'un enfant trisomique ne serait guère cohérent, la loi, de portée générale, s'appliquant à toutes les anomalies congénitales quelle que soit leur origine. On ne peut envisager, dès à présent, d'indemniser l'enfant, comme le fait Monsieur le conseiller rapporteur sans préjuger que l'avortement aurait eu lieu et tenir pour acquis non seulement l'avis des médecins qualifiés que désigne l'article L. 2213-1 du Code de la santé publique mais encore le consentement de la femme.
Il serait redoutable pour la justice d'affirmer ou de laisser entendre que tout individu atteint d'une trisomie 21 aurait dû être avorté. Une catégorie entière de malades serait ainsi disqualifiée. Une autre catégorie suivrait et encore une autre. On entrerait dans cette qualification/élimination dont Poliakoff et Hanna Arendt ont dit qu'elle caractérisait les régimes totalitaires.(32)
On ne saurait partir d'une probabilité statistique dès lors que de nombreux parents laissent vivre ou accueillent des enfants trisomiques, les élèvent, les aiment et sont aimés en retour.
Faut-il juger "raisonnable" qu'à cause d'un retard mental, d'ailleurs variable d'un sujet à l'autre, l'avortement aurait été inévitable, en faisant l'enfant plaider qu'il aurait mieux fait de ne pas exister. Cette solution n'est pas raisonnable au sens kantien du terme car elle n'est pas susceptible d'être généralisée. C'est ce que l'on juge en matière de refus de soins, l'autodétermination de l'intéressé ne pouvant faire obstacle à la décision de le sauver quand même.(33)
Dans la logique des arrêts du 13 juillet, la juridiction de renvoi devra vérifier que les conditions requises par ledit article auraient été réunies en l'espèce et, par conséquent, s'agissant d'un contrôle médical que les juges ne peuvent effectuer eux-mêmes, faire rechercher par des experts si, à l'époque où sa mère était enceinte, l'enfant n'aurait pas dû être avorté.(34)
Nous avons déjà souligné, dans nos précédentes conclusions, combien pareille recherche est contraire au droit comme à l'éthique. Elle méconnaît sûrement le principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine au sens où l'entend le Conseil constitutionnel et qui est la reconnaissance de l'égale appartenance de tout homme à l'espèce humaine.(35)
Ce principe se retrouve dans l'article 16 du Code civil, qui implique l'égale dignité des êtres humains.
Affirmer que l'enfant aurait dû être tué revient à le retrancher de l'humanité ; c'est anéantir rétroactivement sa personnalité juridique.
On ne saurait mieux mettre en évidence que l'objet de l'indemnisation n'est pas son handicap mais bien sa vie. Et s'il est lucide, l'enfant découvrira qu'il est un préjudice pour lui-même comme pour ses parents. A-t-on mesuré la violence qui lui est faite ?
Par ailleurs, quel rôle veut-on faire jouer aux experts judiciaires ? Confrontés à l'évidence du handicap d'un enfant malformé, ils devront en quelque sorte se dédoubler pour se mettre à la place des deux médecins qualifiés et formuler une sorte de pronostic rétrospectif alors que le risque s'est réalisé. La procédure prend ainsi un tour bien particulier, les hommes de l'art étant chargés d'expliquer pourquoi les diverses pathologies décelables au cours de la grossesse les auraient conduits, objectivement, à estimer qu'il y aurait eu plus d'inconvénients à laisser vivre l'enfant qu'à le supprimer. Après la survenance du dommage, le risque a toutes les chances de paraître inacceptable. L'indicible est alors en cause, ce qui n'est pas du domaine du droit.
Au demeurant, ce contrôle a posteriori est-il compatible avec les devoirs généraux du praticien qui, d'après l'article 2 du Code de déontologie médicale "exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité" ?
On doit aussi s'interroger sur la compatibilité avec la loi elle-même de la "mission impossible" qui serait confiée aux experts. Il résulte de l'article L. 2213-1 du Code de la santé publique que l'avortement n'est légal que si l'enfant à naître est très probablement atteint d'une affection particulièrement grave et reconnue comme incurable au moment du diagnostic.
La consultation des deux médecins qualifiés est clairement située dans le temps - au moment du diagnostic - et il est évident que "l'examen ex post par une autre équipe d'experts ne peut conduire à ce résultat", ce qui "démontre que la situation objective de l'enfant est inséparable de l'avis contemporain des deux médecins". Autrement dit, cet avis n'ayant pas été donné et ne pouvant plus l'être, la femme ne saurait prétendre avoir été empêchée d'avorter pour motif médical.(36) Enfin, appartient-il aux experts de se prononcer sur le droit à indemnisation ?
Un dernier paramètre doit être pris en considération : il s'agit du consentement de la femme à l'acte abortif. Comment les experts ou les juges pourront-ils affirmer avec certitude qu'elle aurait fait le choix d'interrompre sa grossesse ? Que peut valoir la déclaration de la femme qui, par avance exprime sa volonté d'avorter en cas de diagnostic alarmant ? Se procurer une preuve à soi-même n'est pas juridiquement admissible et ce serait créer un avantage injustifié à la future mère qui, instruite par l'expérience ou plus avisée que d'autres, fait une telle déclaration. Sa liberté de choix lui permettant de se rétracter, on ne saura jamais ce qu'elle aurait finalement décidé.
En l'espèce, après avoir reconnu qu'il n'existait aucune certitude quant à la décision qu'aurait prise Mme X... (arrêt 2) si elle avait été correctement informée, la cour d'appel s'est contredite, en privilégiant, sur la base de suppositions, l'hypothèse de l'interruption de grossesse. Une probabilité se transformerait ainsi en certitude absolue. N'est-ce pas dénier à la femme son libre arbitre ? D'exception apportée par le législateur au principe d'ordre public du respect de la vie dès son commencement, l'avortement deviendrait alors la règle.
Pour toutes ces raisons, une cassation totale devrait intervenir mais sans renvoi.
C. Le pourvoi de Mme X... (arrêt 2)
Si, comme nous le pensons, le pourvoi incident est accueilli, il devient inutile de statuer sur le pourvoi de Mme X... (arrêt 2) qui discute l'évaluation du préjudice matériel de l'enfant par la cour d'appel à qui elle reproche de n'avoir retenu l'assistance d'une tierce personne que pour les premières années de sa vie au motif qu'il devait être placé dans une institution spécialisée, les frais d'internat étant pris en charge par des organismes sociaux. Mais ce chef de préjudice ne concerne-t-il pas d'abord la mère qui a été dédommagée de son préjudice économique ?
La demanderesse fait encore grief à l'arrêt de n'avoir pas indemnisé l'incapacité permanente partielle de son fils. Mais celui-ci ne justifie pas que sa capacité physique ait été diminuée depuis sa naissance.
Monsieur le conseiller rapporteur propose de soulever d'office un moyen de cassation pris de la violation des articles 1147 et 1382 du Code civil, ayant pour objet de limiter la réparation du préjudice de l'enfant "aux éléments de son préjudice personnel, correspondant aux souffrances physiques et morales par lui endurées et à ses préjudices esthétique et d'agrément".
On remarquera d'emblée que ce moyen ne tient aucun compte des trois arrêts du 13 juillet 2001 alors qu'il ne résulte pas des constatations des juges du fond que les conditions prescrites pour l'avortement dit thérapeutique aient été remplies en l'espèce. Simultanément et une fois de plus, le débat sur le préjudice réparable est éludé mais il ne pourra pas l'être indéfiniment.
Pour restreindre la réparation du préjudice de l'enfant aux seuls éléments de son préjudice "personnel" à l'exclusion du préjudice matériel - en contradiction avec ce qui est suggéré dans l'affaire précédente - Monsieur le rapporteur s'appuie sur deux arguments qui lui paraissent s'opposer à une condamnation du médecin fautif à la réparation intégrale des conséquences dommageables du handicap de l'enfant.
D'une part, il ne serait pas équitable à l'égard du médecin de mettre à sa charge une obligation de réparation disproportionnée par rapport à sa faute(37). Celui-ci ne devrait répondre que de la part d'indemnité correspondant aux souffrances physiques ou morales et aux préjudices esthétique et d'agrément. D'autre part, le domaine de la réparation des préjudices économique et corporel serait en quelque sorte assuré au titre de la solidarité nationale ; ce qui éviterait un cumul entre indemnisation du préjudice matériel et prestations sociales versées par les organismes sociaux, contraire au principe de la réparation intégrale qui veut que la victime ne subisse ni perte ni ne tire profit.
On ne peut souscrire à une telle analyse.
D'abord, sur le terrain de la causalité, si on admet que la faute médicale de diagnostic prénatal est la cause du préjudice de l'enfant résultant de son handicap, elle est alors la cause de la totalité du préjudice. Il est arbitraire de poser que le médecin serait plus responsable du préjudice personnel que matériel.
Ensuite, loin de le respecter, l'analyse et la solution proposée méconnaissent le principe de réparation intégrale du préjudice constamment réaffirmé par toutes les chambres de notre Cour(38). Juridiquement, il n'est guère pertinent de prendre appui sur l'action sociale en faveur des personnes handicapées pour justifier l'exclusion d'une indemnisation du préjudice matériel de l'enfant né handicapé. Il serait d'ailleurs piquant de constater, d'un côté, que l'insuffisance si souvent dénoncée de la politique menée en faveur des personnes handicapées ait pu conduire à la jurisprudence initiée par l'affaire P..., mais d'un autre côté, que la même politique sociale soit maintenant jugée suffisante pour exclure la réparation du préjudice matériel de l'enfant afin qu'il ne tire aucun profit d'un éventuel cumul. Mais surtout, l'action sociale en faveur des personnes handicapées ne remplit pas une fonction de réparation d'un préjudice. Les prestations servies par les organismes sociaux et les collectivités publiques en faveur des personnes handicapées ont un caractère social ou familial, qui plus est essentiellement alimentaire. Leurs conditions d'octroi ne se réduisent pas à l'existence d'un taux d'incapacité défini par les textes, mais sont aussi fonction de la nature de chaque prestation. C'est ainsi, par exemple, que l'allocation aux adultes handicapés ne peut se cumuler avec les ressources personnelles de l'intéressé que sous certaines conditions, notamment de plafond fixé par décret (article L. 244-1 du Code de l'action sociale et des familles ; article L. 821-3 du Code de la sécurité sociale). Il en va de même pour l'allocation compensatrice (article L. 245-6 du Code de l'action sociale et des familles). Par ailleurs, les prestations d'aide sociale versées aux personnes handicapées ne sont en principe que des avances récupérables, notamment sur la succession de l'intéressé, sauf l'exception prévue en faveur de l'héritier du bénéficiaire lorsqu'il est le conjoint, un enfant ou une personne ayant assumé la charge effective et constante du bénéficiaire (articles L. 241-4, L. 245-6 du Code de l'action sociale et des familles). Il convient en outre d'éviter les confusions sur les attributaires des prestations. Ainsi, par exemple, l'allocation d'éducation spéciale (visée dans le rapport, p. 11) n'est pas attribuée à l'enfant handicapé mais à la personne qui en assume la charge (article L. 242-14 du Code de l'action sociale et des familles ; article L. 541-1 du Code la sécurité sociale). Comment, dans ces conditions, et sans qu'il soit besoin de multiplier les exemples, prendre appui sur une réglementation de l'action sociale et familiale dont la nature, la fonction et le régime sont très particuliers et dépourvus de tout lien avec l'idée de réparation, pour justifier, en la forme d'un principe, l'exclusion de toute réparation du préjudice autre que strictement personnel de l'enfant né handicapé à la suite d'une faute médicale de diagnostic prénatal ? En quoi le principe de la réparation intégrale du préjudice serait-il sauvegardé par une telle exclusion, nullement compensée d'ailleurs par une action sociale qui, si elle a le mérite d'exister, n'en est pas moins jugée insuffisante aujourd'hui (y aurait-il une affaire P... dans le cas contraire ?). Quant aux éventuelles difficultés de combinaison entre les prestations versées aux personnes handicapées et une indemnité réparatrice du préjudice de l'enfant né handicapé, faut-il rappeler qu'elles n'existent qu'en raison de l'admission même du principe de la réparation d'une vie handicapée préjudiciable que l'on prétend, de façon contestable, imputer à la faute de diagnostic du médecin.
Si l'on maintient ce principe de réparation, il faut alors en assumer les conséquences et réparer la totalité du préjudice, conformément au droit de la responsabilité civile, sans chercher maintenant, par un moyen discutable, à minorer l'étendue de la réparation en renvoyant l'enfant aux bons soins, mais insuffisants, de la solidarité collective.
En toute hypothèse, dès lors que comme le concède Monsieur le conseiller rapporteur le préjudice corporel de l'enfant a pour cause le fait de la nature, il est difficilement concevable que le praticien soit tenu de réparer des préjudices moraux consécutifs à ce préjudice corporel. Encore une impasse logique !
Si l'on devait s'engager dans la voie, périlleuse pour la crédibilité de la justice, de l'abandon du principe de réparation intégrale, la problématique de l'évaluation des chefs de préjudice retenus resurgirait aussitôt.
Les souffrances sont le plus souvent celles de l'entourage de l'enfant. Peut-on raisonnablement indemniser un "mongolien" à cause de son faciès et de son aspect général ? En ce cas, toutes les personnes disgraciées de naissance et que leur physique rend peu attirantes seraient en droit de saisir la justice. Et quels critères retenir en dehors de ceux de la statuaire grecque ?
Dans son acception la plus large, le préjudice d'agrément englobe la privation de toutes les satisfactions que l'on peut attendre d'une vie "normale"(39) que, de toute évidence, le trisomique n'a jamais menée.
Qu'on le veuille ou non, les préjudices moraux de l'enfant sont la conséquence de l'état qui est le sien depuis sa venue au monde. La faute médicale n'a en rien diminué ses potentialités qui étaient altérées dès l'instant où il a été conçu.
L'alternative pour lui n'était pas celle, shakespearienne, "d'être ou de ne pas être" mais "d'être ainsi ou de ne pas être du tout".
L'action de vie dommageable n'est qu'une construction artificielle qui repose "sur l'idée absurde que l'on aurait pu être incarné autrement qu'on est tout en existant quand même".(40)
La dépréciation de l'existence des personnes handicapées nécessaire au triomphe de ce type d'action n'est-elle pas plus dommageable que les prétendus préjudices moraux que l'on envisage de réparer ?
CONCLUSION
Admettre l'action de vie dommageable qui transfère vers l'assurance privée la prise en charge des enfants mal formés revient, en définitive, à considérer le fait de vivre comme un préjudice indemnisable. Cette action a pour fondement la loi sur l'interruption de grossesse qui n'a entendu régler que la question qu'elle traitait mais que l'on veut appliquer après la naissance de l'enfant. La philosophie qui sous-tend une telle démarche appelle bien des réserves tant au regard du statut des personnes handicapées que de la vie en général.
Nul n'est fondé, croyons-nous, à juger en droit de la légitimité des vies humaines. Aucune norme ne permet de dire qu'une vie ne mérite pas d'être vécue ni qu'un individu est justifié à tenir son existence pour inutile. Personne ne peut le penser ni le faire savoir à sa place.
Source de multiples difficultés aussi bien sur le plan juridique, éthique et logique, en contradiction avec les droits fondamentaux de la personne, facteur d'inégalités entre individus qui connaissent la même infortune, l'action considérée ne peut avoir à terme que des effets pervers : en encourageant les parents d'enfants handicapés à agir contre les praticiens ; en engageant ceux-ci à renoncer à certaines opérations de dépistage non obligatoires, ce qui augmentera le nombre des handicapés ; en les incitant surtout à préconiser au moindre doute l'avortement qui ne suscite aucune action(41) ; en renforçant les tendances eugéniques qui existent dans notre société ; en limitant par la même la liberté des femmes auxquelles on inculquera le devoir d'avorter ; en donnant de la médecine foetale l'image d'une médecine thanatophore de nature à décourager les vocations. A moins qu'en soumettant cette action à des conditions invérifiables après l'accouchement et en réduisant à sa plus simple expression une indemnisation qui demeure aléatoire, on ne cherche à en paralyser l'exercice ? Mais alors pourquoi l'avoir admise ?
Il est regrettable en tout cas que le législateur n'ait pas saisi l'opportunité de l'examen de la loi sur les droits des malades pour traiter du problème des personnes handicapées.
1. B.I.C.C. 542 ; D. 2001, p. 2325, note P. Jourdain ; Gaz. Pal., 7-8 septembre 2001, note J. Guigue ; JCP 2001, n° 40, II, 10601, avec nos conclusions, note F. Chabas ; J. Hauser et P. Delmas Saint-Hilaire, Le foetus ? Une personnalité sous condition ?, Personnes et famille, octobre 2001, p. 20 ; RGDA 2001, n° 3, p. 751, note L. Mayaux ; L. Aynès, Un droit à naître sans handicap ? Les cahiers du C.C.N.E., n° 29, oct. 2001, p. 12 ; G. Loiseau, Chronique d'une vie non désirée : le droit de ne pas naître de l'enfant handicapé, Droit et patrimoine, n° 98, nov. 2001, p. 101.
2. Cette réaffirmation a, dans un premier temps, retenu toute l'attention de certains médias qui ont laissé croire que les pourvois avaient été accueillis. Elle a aussi provoqué de nouvelles protestations des associations défendant les intérêts des handicapés et de leurs familles qui sont pourtant les bénéficiaires de la "générosité" exprimée par l'arrêt P... mais qui n'ont pas admis que la vie d'un enfant puisse être considérée comme un préjudice indemnisable.
3. Cf. G. Mémeteau, L'action de vie dommageable, JCP 2000, I, 279.
4. CHR de Nice c/ époux Q..., CE, 14 février 1997, Rec., p. 44 ; R.F.D. adm. 1997, p. 3741, concl. V. Pécresse, note B. Mathieu.
5. Le terme était implicitement contenu dans l'arrêt P.... La cour d'appel d'Aix-en-Provence s'est néanmoins prononcée en sens contraire le 21 mars 2001 : cf. JCP 2001, n° 40, II, 10600, note C. Bloch.
6. L'arrêt de l'Assemblée plénière du 29 juin 2001 fait peu de cas de la vie naissante qui n'est plus protégée pénalement (JCP 2001, n° 29, II, 10564, rapport P. Sargos, nos conclusions et la note de M.L. Rassat). La vie de la personne handicapée ne vaut guère mieux puisqu'en l'indemnisant on laisse entendre que l'inexistence aurait été préférable pour elle.
7. Cf. les rapports de la commission des affaires familiales et sociales de l'Assemblée nationale (n° 1134 de 1974, p. 10 et 11, n° 826 de 1973, p. 50). Depuis l'avortement a été institutionnalisé.
8. Admettre que l'avortement a été légalisé dans l'intérêt de l'enfant revient nécessairement à limiter la liberté de la femme.
9. D. Fenouillet, Pour une humanité autrement fondée, Droit de la famille, avril 2001, n° 4, p. 4.
10. Loi qui n'est plus en vigueur depuis le 23 décembre 2000 dont les dispositions ont été reprises dans le Code de l'action sociale et des familles.
11. CE, 31 octobre 1980, Rec., p. 403 ; D. 1981, p. 38, concl. B. Genevois.
12. Cf. l'article L. 2212-1 du Code de la santé publique : "La femme enceinte que son état place dans une situation de détresse peut demander à un médecin l'interruption de sa grossesse." Si l'on peut comprendre que l'annonce d'un diagnostic alarmant au début de la grossesse provoque chez la femme une détresse "psychologique", comment pourra-t-elle prétendre, après avoir accouché, qu'elle se serait trouvée dans cette situation si elle avait connu le risque de handicap et surtout comment pourra-t-elle le démontrer ?
13. P. Sargos, rapport sur l'affaire P..., JCP 2000, II, 10438, 25 ; P. Jourdain, note au D. 2001, n° 29, p. 2325 ; Contra : G. Mémeteau, chr. précitée, JCP 2000.
14. A.N. Documents parlementaires, n° 1297 du 14 novembre 1974.
15. Rapport n° 120, annexe au procès-verbal de la séance du 6 décembre 1974, p. 53.
16. J.O. Sénat, CR décembre 1974, p. 2951.
17. P. Sargos, Réflexions médico-légales sur l'interruption de grossesse pour motif thérapeutique, JCP 2001, I, 322.
18. Cf. Encyclopédie Dalloz, Interruption de grossesse par F. Dekeuwer-Defossez, n° 94 ; F. Dreyfus-Netter, Observations hétérodoxes sur la question du préjudice de l'enfant victime d'un handicap congénital non décelé au cours de la grossesse, Médecine et Droit, n° 46, p. 2.
19. F. Dekeuwer-Defossez, ibidem, n° 94.
20. Cf. C. Atias, D. Linotte, Le mythe de l'adaptation du droit au fait, D. 1977, p. 251.
21. Cf. J.O. Sénat, 14 décembre 1974, p. 2951.
22. Cf. L. Aynès, Préjudice de l'enfant handicapé : la plainte de Job devant la Cour de cassation, D. 2001, chr., p. 492.
23. Ne faudrait-il pas revenir comme le suggère M. J. Hauser (RTD Civ., janvier-mars 2001) à l'ancienne distinction entre préjudice et dommage qui rendrait mieux compte de la réalité : le dommage étant défini comme la lésion subie, le préjudice en étant la conséquence (cf. Le Tourneau et Cadiet, Droit de la responsabilité civile et des contrats, Dalloz 1998, n° 604).
24. Cf. Le normal et le pathologique, PUF, 2e éd., 1975, p. 194. Selon le même auteur : "Proposer pour les sociétés humaines, dans leur recherche de toujours plus d'organisations, le modèle de l'organisme, c'est au fond rêver d'un retour non pas même aux sociétés archaïques mais aux sociétés animales".
25. Les critères de risque retenus pour la prise en charge financière d'un caryotype foetal sont les suivants : femme âgée de 38 ans et plus ; femme ayant déjà eu un enfant atteint ; aberration chromosomique équilibrée chez la femme ou le conjoint ; "signes d'appel" ainsi que, quel soit l'âge de la femme, le risque prédictif de trisomie 21 résultant d'un examen portant sur les marqueurs sériques. (Cf. le Dictionnaire permanent de bioéthique, Vo Diagnostic prénatal, nos 22 et suivants).
26. ... "Le dépistage de la trisomie 21 est proposé aux femmes enceintes à partir d'une prise de sang effectuée entre la 14ème et la 17ème semaine d'aménorrhée (16ème à 18ème semaine de grossesse), permettant le dosage de certaines substances appelées "marqueurs sériques". Sur 100 femmes pour lesquelles les marqueurs sériques seront dosés, 5 à 10 seront considérées comme ayant un risque supérieur à celui de leur âge. Sur 100 femmes à risque accru, seules une ou deux attendent réellement un enfant trisomique 21, ce qui signifie qu'en moyenne 98 % des femmes devront subir une ponction du liquide amniotique (amniocentèse) à cause d'un résultat faussement alarmant (faux positif). Parmi trois trisomiques 21 conçus, deux ont des marqueurs sériques perturbés. Pour le troisième (faux négatif), le résultat a été annoncé comme normal aux parents qui ne découvriront la trisomie 21 de leur enfant qu'après l'accouchement. La ponction du liquide amniotique entraînait il y a quelques années une mort foetale de l'ordre de 1 %. Actuellement, le risque est beaucoup plus élevé du fait de la multiplication des prélèvements effectués par des obstétriciens qui n'en ont pas l'habitude" (Extrait d'une note qui nous a été communiquée par Mme le professeur Réthoré).
27. Cf. E. Passarge, Atlas de poche de génétique, p. 180, 342, Flammarion 1995 ; M. Arthuis et alii, Neurologie pédiatrique, 2e éd., Flammarion, 1998.
28. Bull. 1991, n° 248 ; Bull. 1996, n°s 116, 118.
29. Cf. dans le même sens : Com., 12 octobre 1993, pourvoi n° 91-19.456 ; Crim., 19 septembre 2000, pourvoi n° 99-86.577 ; Soc., 22 février 2001, pourvoi n° 97-44.978.
30. 1ère Civ., 25 juin 1991, Bull., n° 213, D. 1991, jur. P. 566, note P. Le Tourneau.
31. CE, delle R..., 2 juillet 1982, Rec., p. 266.
32. Cf. G. Mémeteau, La définition de la personne par la loi, Journal international de bioéthique, 1997, vol. 8, p. 3.
33. Cf. C.E., 26 octobre 2001, D. 2001, n° 39, p. 3134 ; G. Mémeteau, Cours de droit médical, 2001, éd. Les études hospitalières, p. 269 et s.
34. Cf. en ce sens P. Jourdain, note précitée au D. 2001.
35. Le principe de dignité a été déduit du Préambule de la Constitution de 1946 par le Conseil constitutionnel, décembre, n° 94-343/344 du 27 juillet 1994 ; D. 1995, p. 327, note B. Mathieu.
36. Cf. F. Chabas, note précitée au D. 2001.
37. Monsieur le conseiller rapporteur admet enfin que le handicap est le fait de la nature, ce que nous n'avons cessé de dire.
38. Cf. Y. Chartier, La réparation du préjudice, Dalloz 1983, nos 112 et s. ; G. Viney, Traité de droit civil, La responsabilité-effets, LGDJ 1988, nos 57 et s. et les arrêts cités.
39. Cf. G. Viney, Droit civil, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 2ème éd., n° 265.
40. Cf. D. Folscheid, Le mépris des valeurs, La lettre de l'espace éthique 2001, hors série n° 3.
41. Jusqu'au jour où les parents réclameront systématiquement l'autopsie du foetus après l'avortement et rechercheront la responsabilité du médecin lorsqu'il sera prouvé que le foetus était parfaitement sain.